Soft Power ou diversité culturelle… le Prodiss à l’heure du choix !
Soyons pragmatiques : la culture, ce sont des biens et des services culturels. Développer la culture, c’est donc assurer que ces biens et services se vendent le plus possible, ici et à l’étranger. L’avenir de la culture passe, à coup sûr, par le dynamisme de nos industries culturelles et créatives.
« Signes de pistes pour les droits culturels », la rubrique du Doc Kasimir Bisou
Pas de temps à perdre pour le nouveau président, car « l’impact des industries culturelles et créatives (ICC) va au-delà d’un nombre d’emplois, d’un chiffre d’affaires ou d’une contribution à un PIB national : nos entreprises participent pleinement au concept de « Soft Power » de la France, en valorisant le rôle de la culture dans notre société et sa souveraineté à l’international. En effet le pouvoir au XXIe siècle passe par la capacité des États à imposer leur modèle culturel au reste du monde et ainsi favoriser l’exportation ».
Soft Power, c’est dit : la culture est une affaire sérieuse, autant que notre armée, puisqu’elle participe activement à la la guerre de tous contre tous ; la puissance de notre culture doit l’emporter sur les autres.
Un secteur dynamique ou à l’avenir fragile ?
Pour être franc, je n’ai pas cauchemardé ce message d’une culture conquérante. Je l’ai tout simplement lu dans le rapport du Prodiss intitulé Culture et compétitivité, manifestement destiné au nouveau président de la République puisqu’il porte sur l’horizon 2017-2022. On ne peut reprocher au Prodiss de faire son travail de lobbying : en tant que syndicat d’entreprises qui, pour notre plaisir à tous, organisent des spectacles musicaux et de variété, il défend les intérêts particuliers de ses 350 adhérents, TPE et PME. Il rappelle ainsi qu’il pèse 1,3 milliard de chiffre d’affaires et que ses entreprises salarient 32 000 personnes. C’est un secteur économique dynamique puisque « la scène musicale et de variété en France enregistre une croissance continue depuis 1995 » et que la masse salariale versée par ses adhérents a cru de « 66% depuis 2000 ».
À lire ce rapport Culture et compétitivité, on croirait presque que le Prodiss (Syndicat national des producteurs, diffuseurs, festivals et salles de spectacle musical et de variété) fait l’éloge du marché libre, mondial et concurrentiel, qu’il souhaite que ses entreprises puissent engranger les profits de leurs concerts sans être entravées par la lourdeur de l’administration publique… Business as usual !
Pourtant, on découvre vite le paradoxe : le Prodiss considère, en réalité, que le secteur des concerts n’aura pas d’avenir si le nouveau président ne lui apporte pas un soutien public conséquent. Pour gagner la bagarre du Soft power, la réalité l’impose : « La nécessité de la mise en place d’un véritable soutien public aux secteurs du spectacle et de la musique est soulignée depuis plusieurs années, et plus encore aujourd’hui dans un contexte de fragilisation structurelle ». Comment le Prodiss parvient-il à plaider sa cause publique ?
Le corporatisme fait toujours recette
L’argument premier est classique : pour éviter l’accroissement du chômage dans le secteur des concerts, il faut favoriser la croissance des entreprises et de leurs profits, avec une liste de mesures publiques indispensables, aussi longue que banale – crédits d’impôts, aides à l’innovation, à l’exportation, etc. Rien ici de suffisamment remarquable pour justifier le temps de lire et d’écrire cette chronique. C’est le propre du corporatisme : soutenez nos intérêts particuliers et vous gagnerez en intérêt général. Ça m’a furieusement rappelé Bernard Mandeville et sa fable des abeilles : qu’importe les égoïsmes et les profits particuliers dès lors qu’ils engendrent des dépenses privées qui nourrissent la prospérité collective !
Un usage honteux de la diversité culturelle
Il y a, en revanche, un second argument qui m’impose de réagir vivement. Le Prodiss estime que ses membres contribuent à l’intérêt général parce qu’ils sont des acteurs de la politique de diversité culturelle défendue par la France à l’Unesco. Le président du Prodiss n’hésite pas à l’affirmer. Sa volonté est de « développer l’industrie du spectacle en lui accordant les moyens financiers et humains d’assurer la diversité culturelle, en France et à l’international, et en s’appuyant sur tous les relais d’innovation existants ». Au nom de cette diversité culturelle inspirée par l’Unesco, il insiste même pour réclamer que les musiques du Prodiss soient considérées comme du « patrimoine culturel immatériel » (PCI) qui devrait bénéficier des mesures publiques prévues par la Convention de 2003 sur la sauvegarde du PCI.
Il devient dès lors impossible de faire silence : ces références répétées du Prodiss à la politique de diversité culturelle négociée à l’Unesco sont tout à fait inacceptables. Ou, plutôt, puisque nous sommes dans une période de rassemblement des Français autour d’un projet commun renouvelé, elles sont incompréhensibles !
En effet, la « diversité culturelle » n’est pas un mot valise que quiconque pourrait s’approprier pour défendre ses propres intérêts. C’est l’engagement politique de considérer que le progrès de notre humanité repose sur la reconnaissance réciproque des cultures. Avec la diversité culturelle, c’est la relation entre culture et humanité qui importe, pas uniquement la grosseur du tiroir-caisse des offreurs de biens culturels. Le Prodiss aurait dû savoir que ce choix politique ne vient pas de nulle part : il est, d’abord, la conséquence de négociations mondiales pour faire reconnaître les cultures qui ont été méprisées, rejetées, détruites par les États colonisateurs au nom de cultures supérieures ! Il vient aussi du constat que la culture prend, de plus en plus, la forme matérielle de marchandises qui, par la libéralisation des marchés, étouffent les cultures locales.
Résister aux guerres de cultures
Revendiquer la « diversité culturelle », c’est prendre des décisions politiques permettant à chaque culture de résister à toutes ces formes de domination pour espérer construire, ensemble, une humanité un peu meilleure. Au contraire du pragmatisme du coffre-fort, l’enjeu est de redonner du sens à l’idée de progrès de l’humanité !
Le Prodiss aurait dû relire les propos de M. Koïchiro Matsuura, directeur général de l’Unesco, qui a tant fait pour donner sens à la Déclaration Universelle sur la Diversité Culturelle de 2001. Pour lui, la défense de la diversité culturelle commence par « se mettre au service du développement humain dans son ensemble » : face aux « ségrégations » et aux « fondamentalismes », la diversité culturelle est une « inspiration pour la paix », ainsi qu’un « impératif éthique inséparable du respect de la dignité de la personne humaine ». Revendiquer la « diversité culturelle », c’est donc assumer l’idéalisme de la coopération avec les autres cultures pour faire humanité ensemble, plutôt que muscler le « Soft Power » des marchands français dans le but d’imposer notre « modèle culturel » au reste du monde.
Nous sommes à l’opposé des ambitions du Prodiss. Soft Power ou diversité culturelle, il faut choisir à quelle humanité on veut contribuer ! Est-il encore temps pour le Prodiss de se rattraper ? Peut-il encore justifier, au nom de la diversité culturelle, sa demande de soutien au nouveau président français ?
Un Prodiss relooké par la liberté
Je ne crois pas la réponse si difficile : beaucoup d’organisateurs de concerts du Prodiss peuvent, sans peine, devenir des acteurs pleins et entiers de la « diversité culturelle ». Il leur suffit de comprendre que, par définition, s’engager dans une politique de diversité culturelle, c’est reconnaître chaque personne comme un être de culture apportant sa liberté effective d’agir, en toute dignité, à l’élaboration de notre humanité commune.
Liberté effective, d’abord ! Au vu des actions de beaucoup de ses membres, le Prodiss pourrait dire : « notre liberté d’entreprendre n’est pas seulement notre liberté de faire des profits, c’est aussi la liberté que nos activités permettent à d’autres de développer. Effectivement, en organisant des concerts, nous offrons à des milliers d’artistes la liberté de s’exprimer. Ils ne l’auraient pas sans nous ! Idem pour les personnes qui assistent à nos concerts : plus nos spectacles sont variés, plus nous élargissons la liberté des personnes d’entendre et d’apprécier d’autres musiques, d’élargir la palette de leurs choix musicaux, de prendre part à la vie musicale. »
« D’ailleurs, nous le voyons tous les jours : nos jeunes publics sont passionnés et aspirent à mieux participer « au développement de ce nouvel écosystème, en postant sur des plateformes de vidéo comme YouTube sa production d’UGC (User Generated Content, souvent des captations sauvages de quelques minutes réalisées avec un Smartphone), ou en la diffusant parfois même en direct sur les réseaux sociaux ». Il faudrait alors en parler comme des acteurs autonomes, dont la liberté effective est source d’inventions musicales, mieux encore, de nouvelles pratiques culturelles et de mouvements sociaux inédits qui influencent le futur de la société. Toute l’histoire du rock ou du rap l’a montré : nous sommes plus que des marchands de produits qui s’écoutent ! Nous sommes aussi au cœur de nouvelles libertés qui bouleversent les conformismes, nourrissent des émancipations et donnent de nouveaux visages à l’humanité. »
Des marcheurs de libertés
Au nom de la diversité culturelle, le Prodiss ne devrait accepter en son sein que les entreprises dont la préoccupation première est d’élargir ces libertés culturelles effectives des personnes. Alors pourra-t-il revendiquer pleinement ces libertés d’expression artistique et leurs apports aux libertés des autres comme autant de droits culturels universels inscrits à l’article 103 de la loi NOTRe. Compte tenu des engagements politiques de la France en ce domaine, il y a de quoi plaider un soutien public conséquent à cette dynamique des libertés, qui ne se laissent pas réduire au carcan des marchandises culturelles rentables. Se présenter ainsi comme des marcheurs de ces libertés culturelles ne pourrait nuire aux entreprises du Prodiss !
La diversité culturelle comme impératif de dignité
Toutefois, pour prétendre pleinement à cette place dans la politique de diversité culturelle, le Prodiss devrait remplir une condition complémentaire : la garantie de dignité.
Imaginons le raisonnement et les propositions que le Prodiss pourrait formuler s’il suivait réellement la diversité culturelle à laquelle il prétend. J’aimerais, ainsi, lire sous la plume du Prodiss…
« En premier lieu, seules les entreprises de concerts qui respectent l’éthique de la dignité peuvent faire partie de notre syndicat. Nous voyons là une garantie, pour le nouveau président, que nos organisateurs de concerts sont attentifs au respect de leurs salariés, avec des protocoles internes démocratiques qui permettent à chacun d’être reconnu dans l’intégralité de ses droits humains, sans discrimination d’aucune sorte. Cette garantie de dignité est d’autant plus importante que 25 000 de nos 32 000 salariés sont des chômeurs qui bénéficient de la solidarité inter-professionnelle du régime de l’intermittence. »
« Dignité respectée, aussi, dans nos relations avec les personnes-artistes, quand le succès commercial n’est pas encore au rendez-vous ou que le profit que nous obtenons est moins élevé que prévu. Dignité encore, car nous n’organisons aucun concert pourri, avec des prestations sous-payées aux artistes ou avec une communication déficiente. »
« De plus, nos relations avec nos clients sont scrupuleusement respectueuses des droits de ces personnes : ni prix abusifs, ni discriminations à l’entrée, ni gestion chaotique des files d’attente, avec des dispositifs attentifs à la santé quant au son, à l’alcool, à la drogue… Et, dans notre plan quinquennal, nous assurons que les données du Big Data seront bien traitées. Elles permettront, dans le cadre d’une éthique des usages des données numériques protectrice des droits fondamentaux des personnes, d’élargir les libertés d’agir et de bâtir de nouveaux projets, et pas seulement d’accroître les marchandises à vendre. »
Un comité d’éthique permanent
« C’est pour respecter cette valeur humaine fondamentale de l’égale dignité des personnes que nous avons mis en place un comité d’éthique, pouvant être interpellé par quiconque considérerait que sa dignité a été bafouée. Ce n’est donc pas pour rien que nous travaillons dans la culture : c’est bien pour faire humanité ensemble dans le respect des droits culturels fondamentaux des personnes à la dignité et à la liberté. »
« Nous en tirons la conséquence que nous abandonnons le combat du « Soft Power » pour préférer des relations plus coopératives, plus humaines, relevant de pratiques de l’économie sociale et solidaire dans lesquelles nous nous inscrirons désormais. Et, nous Prodiss, nous exigeons que le CNV en fasse autant ! »
« Humanité » first !
Le syndicat des organisateurs de spectacles n’aurait plus qu’à conclure, dans un nouveau rapport 2017/2022 : « nous espérons que le nouveau président fera en sorte que les ICC deviennent des ressources pour faire humanité ensemble, et non des munitions bousculant les cultures des autres, dans le mépris des libertés et des dignités des personnes. D’ailleurs le président ne manquera pas de nous suivre puisqu’il lui revient de respecter, lui aussi, les engagements français en matière de diversité culturelle et de mise en œuvre effective des droits culturels des personnes. »
J’ajoute en deux mots clins d’œil : contre le « Soft Power », « Humanité first »… Il serait temps que la politique de la culture l’affirme au plus haut niveau !
Doc Kasimir BISOU
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Doc Kasimir Bisou, c’est le pseudonyme officiel de Jean-Michel Lucas, personnalité connue pour sa défense acharnée des droits culturels. Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie dans son parcours enseignement – comme maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles.