« Karamazov » par Jean Bellorini : une adaptation puissante mais horizontale

« Karamazov » par Jean Bellorini : une adaptation puissante mais horizontale
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Après la prestigieuse carrière de Boulbon, la famille Karamazov investit l’espace théâtral traditionnel, celui du théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis, dirigé depuis plus de trois ans par Jean Bellorini. Le metteur en scène propose une version raccourcie d’une demi-heure : ce que le spectateur perd en impressionnante démesure, il l’acquiert en intense proximité. Une proposition discutable ; une performance magnifique. À voir… puis à lire !

Quelle étonnante performance que celle de Jean Bellorini ! Son approche de Dostoïevski ressemble au regard de l’amant qui ne contemplerait sa bien-aimée que de profil, subjugué par ce seul angle de vue magnifiant des traits qu’un face à face rendrait aussitôt ternes, voire déplaisants. Sa proposition artistique est incontestablement belle, d’un esthétisme puissant, d’une créativité saisissante, porté par des comédiens magistraux. Pas une seconde, durant les 4h20 que dure le spectacle, nous ne nous ennuyons. Mais…

Une adaptation puissante en tous points

Après ses mises en scène inspirées de Victor Hugo en 2009 et de Rabelais trois ans plus tard, Jean Bellorini prouve, une fois de plus, qu’il est passé maître dans l’adaptation théâtrale de chefs-d’œuvre romanesques. Dans l’une ou l’autre interview, le metteur en scène a exprimé sa réticence à parler d’« adaptation », préférant évoquer des « morceaux choisis ». Karamazov est toutefois bien une adaptation, non pas seulement parce qu’il transpose le roman dans un espace scénique, mais parce que les morceaux choisis relèvent d’une lecture partielle, de profil : Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière ont adapté l’œuvre de Dostoïevski à la compréhension qu’ils désiraient en proposer.

Tous les comédiens – tous sans exception – rivalisent de talent pour incarner ces personnages complexes, tiraillés entre la nature et la grâce, entre la violence et la paix, entre la haine et le pardon. Dès l’ouverture, Camille de La Guillonnière donne avec précision la mesure en travesti, tenant des deux mains les rôles du narrateur et de Mme Khokhlakova. L’impressionnant Jacques Hadjaje interprète avec justesse Fiodor Pavlovitch Karamazov, ce père cupide et jouisseur, incapable de considérer quelqu’un d’autre – hommes ou dieux – que lui-même. Jean-Christophe Folly, grande découverte de la distribution, est un Dimitri puissant, oscillant entre impétuosité et humilité. Geoffroy Rondeau joue un Ivan convaincant, montant en puissance au fil de la pièce, jusqu’à l’apothéose que constitue le fameux monologue du Grand Inquisiteur. Karyll Elgrichi saisit la complexité de Katérina Ivanovna, de la gravité à l’aveuglement, tandis que Clara Mayer et Blanche Leleu exécutent avec talent les rôles de la courtisane Grouchenka et de la torturée Lisa.

Il faudrait les citer tous, dans leurs habits créés par Macha Makeïeff : Mathieu Delmonté en capitaine Sneguiriov, Jules Garreau en Nikolaï Krassotkine, Marc Plas en Pavel Fiodorovitch Smerdiakov… Il en est cependant un que nous gardons – pour le moment – sous silence : le rôle principal, Alexeï Fiodorovitch Karamazov – dit Aliocha, interprété par François Deblock.

Horizontalité de la scénographie

Sur scène, une imposante datcha, maison de campagne en Russie, constituée de deux pièces visibles : la plus grande accueille la musique – le pianiste Michalis Boliakis et le batteur Benoît Prisset, volontairement insipide en starets Zossima –, qui constitue, selon Jean Bellorini lui-même « le battement de cœur du spectacle, la vie et la lumière de cette histoire » ; la seconde pièce, aux parois de verre, est le salon de la maison paternelle. À l’avant-scène, côté jardin, une autre cage de verre, lieu réaliste de la misère qui devient espace mortuaire : la chambre d’Ilioucha – innocent à l’existence nue, sans artifice.

Deux rails parallèles transpercent la scène de toute sa largeur, sur lesquels surgissent de petits plateaux de bois : une chambre, un salon, un bureau… autant d’espaces éphémères qui s’approchent et s’éloignent, en un destin implacable. Nulle verticalité dans cette mise en scène ; tout est à l’horizontal, dans le lit de l’humanité écrasée, jusqu’au vaste toit de la datcha qui devient une scène parallèle, plus proche du ciel muet, avec les astres pour seul et taciturne témoin.

Certaines scènes sont visuellement époustouflantes : celle qui suit le procès de Dimitri, voyant surgir la troupe presque au grand complet, armée de cuivres ; celle qui voit ce même Dimitri tenté de rejoindre Grouchenka ; celle encore durant laquelle Smerdiakov ourdit son crime en chantant « Tombe la neige » de Salvatore Adamo, tandis que celle-ci s’abat effectivement dans le salon verdâtre sur la victime, le père Karamazov, immobile dans le fauteuil.

Des angoisses métaphysiques à fleur de psychologie

« Tombe la neige, tu ne viendras pas ce soir ; tombe la neige, et mon cœur s’habille de noir… » Un « tu » adressé au ciel, que Smerdiakov finit par crier du haut du toit. Dans cette adaptation de Dostoïevski, Dieu ne vient jamais – ni la nuit, ni le jour. Car Dieu n’existe pas. Tel est le présupposé de Jean Bellorini, à l’encontre de la pensée du romancier russe.

Dans la proposition artistique du metteur en scène, Dieu est la plus tragique des tentations humaines, un bout de corde élimée pour l’homme agrippé à l’abyssale paroi. L’inquiétude spirituelle est réduite à la liberté de l’homme face au silence de Dieu, jamais à la possibilité de ce dernier. Le starets Zossima est le grand absent de la pièce ; le diable, ridicule, n’est que le masque de la folie. Le drame est résolument ancré dans le XXIe siècle : les angoisses métaphysiques sont à fleur de psychologie.

L’horizontalité de la scénographie appelle l’anéantissement de l’homme. Jean Bellorini récuse tout refuge de la religion pour ne laisser transparaître que l’abandon total, définitif. C’est pourquoi Ivan lui apparaît comme « le vrai mystique, celui dont l’esprit s’enflamme tout d’un coup ». Son découpage des Frères Karamazov fonctionne efficacement : Dieu n’est plus qu’une invention, un aiguillon qui tourmente régulièrement notre chair et notre conscience.

Aliocha est le symbole de cet aiguillon, le spectre d’une tentation spécifique, celle de la foi. Le découpage introductif de la pièce met en exergue qu’il n’est ni spirituel, ni mystique. Il est moins le croyant – un personnage à part entière – que l’ange désincarné, diaphane et vaporeux, qui confronte chaque protagoniste à lui-même. Il suscite la confidence, conduit ses interlocuteurs à descendre plus profondément en eux-mêmes pour se trouver. François Deblock incarne à merveille le troisième fils Karamazov ; l’acteur est sans nul doute talentueux. Mais le fait de transformer Aliocha en fantôme religieux est éminemment discutable.

Primauté du vide sur le mystère

Cette mutation dommageable tient au fait que Jean Bellorini n’a pas assumé la contradiction la plus terrible dans l’œuvre de Dostoïevski, celle d’un silence total de Dieu compatible avec sa présence réelle aux côtés de l’humanité – comme une condition plus profonde de la liberté. Le questionnement du croyant torturé que fut l’écrivain porte en lui un paradoxe plus insondable que la simple absence de Dieu, que le seul abandon de l’homme.

Il manque à Jean Bellorini une idée centrale du christianisme, inscrite au cœur de la réalité du Christ : le sacrifice. Le metteur en scène l’estompe ; il n’est dès lors plus rien à sacrifier pour l’autre. Sans le sacrifice, reste le meurtre de l’enfant innocent, du bouc-émissaire rendu célèbre par René Girard. Il n’y a plus de devenir. Devant la mort, la communauté évidée chante encore, immobile, opalescente. Devant le scandale de l’innocent mort, le roman s’ouvrait ultimement sur un acte de foi à la résurrection. Jean Bellorini, dans un entretien, se contente de répondre : « La forme possible d’espérance n’est que celle des enfants. L’ouverture de la fin, c’est cela, même si oui, on entend la résurrection, mais enfin… » Sa phrase s’arrête net ; elle n’explique rien d’autre que le refus de considérer cet acte de foi murmuré dans la nuit de l’intelligence, professé par les entrailles meurtries.

Sur scène, Aliocha répond à l’enfant ce qu’il veut entendre sur la résurrection, mais le ton est ironique ; il n’y croit plus lui-même. Le metteur en scène a tranché ; il ne comprend que le vide, l’angoisse de la solitude, l’effroi devant l’injustice. Dostoïevski creuse le questionnement jusqu’à faire mal ; Jean Bellorini ne peut – ou ne veut – pas le suivre. Le mystère, l’inexplicable en attente de lumière, a été désossé ; il n’en reste presque rien. S’il est beau de contempler, sur scène, la bien-aimée de profil, il reste encore à lire le roman pour oser la regarder en face.

Pierre GELIN-MONASTIER



DISTRIBUTION

Mise en scène : Jean Bellorini

Texte : Fiodor Dostoïevski

Traduction française : André Markowicz

Adaptation : Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière

Avec :

  • François Deblock : Alexéï Fiodorovitch Karamazov
  • Mathieu Delmonté : Capitaine Sneguiriov
  • Karyll Elgrichi : Katerina Ivanovna
  • Jean-Christophe Folly : Dimitri Fiodorovitch Karamazov
  • Jules Garreau : Nikolaï Krassotkine
  • Jacques Hadjaje : Fiodor Pavlovitch Karamazov
  • Camille de La Guillonnière : Khokhlakova
  • Blanche Leleu : Lisa
  • Clara Mayer : Grouchenka / Smourov
  • Teddy Melis : Grigori Vassilievitch
  • Marc Plas : Pavel Fiodorovitch Smerdiakov
  • Geoffroy Rondeau : Ivan Fiodorovitch Karamazov
  • un enfant
  • les musiciens :
    • Michalis Boliakis : piano
    • Benoit Prisset : batterie et Starets Zossima

Scénographie et lumière : Jean Bellorini

Costumes, accessoires : Macha Makeïeff

Création musicale : Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic

Création sonore : Sébastien Trouvé

Coiffures, maquillage : Cécile Kretschmar

Assistanat à la mise en scène : Mélodie-Amy Wallet

Le décor a été réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard-Philippe, centre dramatique national de Saint-Denis, sous la direction de Christophe Coupeaux et de Quentin Charrois.



DOSSIER TECHNIQUE

Informations techniques

En téléchargement



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée : retrouvez ici toutes les programmations à venir.

Le spectacle a été créé en juillet 2016 à la carrière de Boulbon pour le festival d’Avignon.

  • Du 5 au 29 janvier : Théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis (de 6 € à 23 €)
  • 2 et 3 février : Scène nationale du Sud-Aquitain à Bayonne
  • 8 au 10 février : Théâtre national de Nice – CDN Nice Côte-d’Azur
  • 17 et 18 février : Les Treize Arches – Scène conventionnée de Brive
  • 23 au 25 février : Maison des Arts André Malraux Scène Nationale de Créteil et du Val de Marne
  • 1er au 5 mars : Théâtre Firmin Gémier / La Piscine – Pôle National des Arts du Cirque d’Antony et de Châtenay- Malabry
  • 10 et 11 mars : Grand R – Scène nationale de la Roche-sur-Yon
  • 14 et 15 mars : Maison de la Culture d’Amiens – Centre européen de création et de production
  • 22 au 25 mars : Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées
  • 30 mars au 2 avril et du 4 au 7 avril : Théâtre des Célestins à Lyon
  • 20 avril : Domaine d’O à Montpellier
  • 27 et 28 avril : Scène nationale de Sète et du Bassin de Thau
  • 12 mai : Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne – Scène nationale de l’Oise en préfiguration
  • 19 et 20 mai : Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale
  • 31 mai et 1er juin : Théâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper

« Karamazov » de Jean Bellorini (crédits : Pascal Victor / ArtcomPress)



 

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