Les Damnés : une perfection esthétique au service d’un théâtre bourgeois

Les Damnés : une perfection esthétique au service d’un théâtre bourgeois
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L’adaptation du scénario des Damnés de Luchino Visconti par Ivo van Hove, avec la troupe de la Comédie-Française, se voulait la pièce maîtresse du festival d’Avignon 2016. C’est beau, Ivo van Hove, disons-le ; c’est bon, la Comédie-Française, écrivons-le. Que reste-t-il dès lors ? Une pièce d’une grande qualité esthétique – presque trop proche du cinéma –, à la violence lisse et bourgeoise, avec ce soupçon de moralisation facile qui n’est pas sans agacer une fois de plus.

Mise à jour : mercredi 28 septembre 2016.

La Cour d’honneur est au théâtre ce que le Grand Palais est à l’art contemporain : un espace pour le monumental, un lieu où l’expression d’effets visuels et sonores trouve une amplitude inégalée. L’esthétique déployée par Ivo van Hove y trouve un cadre à sa démesure, dans le prolongement de ses productions passées : le rituel du Mal envahit toute la scène, entre la froideur implacable – la position statique des comédiens à chaque mort – et le déchaînement des éléments – symbolisé notamment par la position frontale des quatre musiciens saxophonistes surélevés.

Impressionnant Christophe Montenez

La troupe de la Comédie-Française accomplit avec rigueur sa mission de… troupe de la Comédie-Française ! Si quelques comédiens – tel Clément Hervieu-Léger qui incarne le jeune Günther von Essenbeck – peinent à donner de la consistance à leurs personnages, la plupart sont à la hauteur de leur réputation, avec néanmoins des inégalités perceptibles : Guillaume Gallienne est un crédible Friedrich Bruckmann, malgré sa difficulté à passer de la fébrilité à l’affirmation de soi ; lorsqu’Adeline d’Hermy endosse le rôle de la pure Elisabeth Thallman, sa touchante innocence confine parfois à une naïveté affectée, faute d’une voix bien placée… Ses brisures appartiennent au spectacle vivant et apparaissent presque comme bienheureuses, dans cette gigantesque machine si bien huilée.

Trois comédiens se démarquent néanmoins : Éric Génovèse dans le rôle de l’implacable Von Aschenbach, Loïc Corbery dans celui de l’honnête Herbert Thallman et – surtout – l’impressionnant Christophe Montenez qui se glisse avec finesse et nuances dans la peau de l’ambigu Martin von Essenbeck. Sa perversité involontaire se mue progressivement en une intolérable violence orientée contre sa mère (Elsa Lepoivre), contre l’amant de celle-ci, ultimement contre l’humanité – le public. Le plateau d’un orange flamboyant laisse brutalement place à la noirceur à l’instant où, son oncle Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydès égal à lui-même) assassiné, Martin consent pleinement et consciemment au mal qui le hante.

Une mise en scène cinématographiée

La quête esthétique, visuelle et musicale d’Ivo van Hove est particulièrement perceptible dans le rituel de la mort, comme si la plus extrême violence, la noirceur morale de personnages en perdition, devait épouser, outre la nudité (un classique !), la beauté : les scènes du massacre des SA et de la vengeance sur la mère sont indéniablement un plaisir pour les yeux. Ce ne sont plus seulement les miroirs et les lits, deux lieux de l’intimité, qui font face aux cercueils, mais encore toute la mise en scène de l’artiste belge – nous aurions presque envie de parler du « réalisateur » belge, tant la perfection formelle recherchée obéit davantage aux codes d’un cinéma grandiloquent qu’à ceux du théâtre vivant.

Le générique live au début de la pièce n’est pas qu’un clin d’œil explicite au cinéma : il est la manifestation visible – et probablement involontaire – d’un écueil qui traverse le spectacle de part en part. Si de nombreux emplois de la caméra sont bien sentis, d’autres nous rappellent encore ces concerts qui usent abondamment de gros plans pour permettre aux spectateurs les plus éloignés de profiter du spectacle ; c’est oublier que ceux-ci ne regardent alors plus la scène mais gardent leurs yeux rivés sur l’écran.

Un théâtre lisse à la violence déjà vue

La pièce n’évite malheureusement pas un autre écueil : derrière chaque effet, nous ressentons l’idée qui en est l’origine, si bien que nous ne parvenons pas à nous extraire du cadre de la Cour d’honneur du Palais des papes. Derrière la froideur du rituel, il y a un théâtre cinématographié, un théâtre cérébral : il faut une débauche d’effets (spéciaux), parfois peu subtils, pour incarner ce que le théâtre seul ne parvient pas à exprimer. Les comédiens eux-mêmes semblent davantage montrer leur plaisir à jouer dans un tel spectacle que vouloir véritablement nous raconter une histoire. Leur jeu affecté sent parfois le théâtre lisse et bourgeois, de leur entrée en scène à leur salut final compris : ils sont indéniablement bons, telle n’est pas la question, mais leur qualité de jeu apparaît parfois comme hors-sol, hors-temps, en dehors de la vie réelle – ou de la vraisemblance historique.

La violence à coups de faux sang et de goudron nous semble à ce titre emblématique : lisse, bourgeoise, déjà vue. Comme si cette violence n’allait pas jusqu’au bout, ne s’assumait pas totalement. Il suffit de voir un spectacle de Vincent Macaigne pour saisir ce que ces éléments contiennent de véritable violence ; mais c’est Ivo van Hove, et c’est la Comédie-Française.

Une culpabilisation sans pardon

À chaque mort, le même rituel : tous les artistes – techniciens compris – se retrouvent immobiles sur le plateau, à des emplacements précis, tandis qu’une caméra balaie la foule silencieuse et muette. Le procédé est connu, tant au théâtre qu’au cinéma : il était déjà celui d’Ingmar Bergman, dans La flûte enchantée (1975). Toutefois, si Ivo van Hove choisit de nous inclure dans l’inertie générale face à la montée du nazisme et à la destruction de cette famille, c’est pour mieux nous signifier la violence propre de cette impassibilité. Le procédé n’est pas sans agacer parce que détourné, dans le cas présent, à des fins morales… Nous nous savons au théâtre ; nous n’allons pas tout de même pas nous jeter sur scène pour arrêter le spectacle ! C’est que notre catharsis ne passe pas d’abord par une interrogation directe. Mais notre temps est celui de la moralisation universelle, dont l’artiste se veut le grand-prêtre… Que savent-ils de nous, de nos combats, de nos résistances, de nos espérances ? Rien. Mais l’artiste, en tant qu’il se sent la conscience universelle face au mal, n’a pas besoin de nous connaître ; il est celui qui sait, qui juge et qui condamne, dans le temps et l’éternité.

Cette moralisation est induite dans le titre ambigu de la pièce : Les Damnés – traduction erronée, mais qui en dit long sur la mentalité française, du titre italien La caduta degli dei (« la chute des dieux »), inspiré par l’opéra de Richard Wagner, L’Anneau du Nibelung. Nous aurions préféré un retour vers la pudeur toute spirituelle de Dostoïevski, source d’inspiration incontournable de Visconti. En choisissant d’intituler son œuvre Les Démons (ou Les Possédés), le romancier russe ne se permet aucun jugement final, mais décrit le procédé diabolique qui s’empare progressivement de l’âme de ses personnages, à commencer par Stavroguine – dont Martin est un reflet contemporain.

Ad mortem aeternam

Ivo van Hove ne fait finalement que prolonger la thèse sous-jacente à ce vocable de damnation : les protagonistes, en embrassant volontairement le mal, sont irrémédiablement condamnés, de même que le public pour son absence de réaction. La culpabilisation reprochée par le passé à l’Église catholique a trouvé un nouveau souteneur : le tribunal est la société laïque, le juge suprême, l’artiste. Sauf qu’il n’est plus du tout question de pardon, ni en cette vie, ni dans l’autre ; la moralisation est totalitaire, ad mortem aeternam : nous sommes damnés. Si le metteur en scène s’était contenté d’achever son spectacle par cette formidable scène au cours de laquelle Martin se recouvre des cendres de sa famille, un espace de liberté aurait été préservé, pour les personnages comme pour le public. Mais non ! Notre peine commence avec l’acte final posé par Martin, en un geste qui n’est pas sans rappeler la tuerie du Bataclan, à grands renforts de sons amplifiés, pour créer – non sans facilité – le plus grand effet.

Il n’y a ni pardon, ni liberté, ni espérance : l’humanisme est mort, selon le jugement de l’artiste-prêtre qui a tout pensé, tout compris, tout analysé, tout condamné. Seul le théâtre moral, dans sa mise en scène spectaculaire et – rendons une fois de plus l’hommage que nous devons honnêtement à Ivo van Hove – d’un grand esthétisme, demeure – avec ses morts éternels en sursis.

Pierre GELIN-MONASTIER

 

Ivo van Hove - Les Damnés



 

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