Exposition Theo van Doesburg à Bruxelles
Tous en France connaissent les fameuses abstractions de Piet Mondrian, au point qu’on fit de lui la figure centrale et la plus célèbre de l’étonnant mouvement De Stijl. Si sa renommée l’a effectivement mis en avant, plus que tout autre, il n’était pas le fondateur et le théoricien du mouvement artistique néerlandais. La géniale intuition en revient à Theo van Doesburg, à qui le musée BOZAR de Bruxelles consacre une vaste rétrospective jusqu’au 29 mai prochain. Artiste complet, Theo van Doesburg chercha continuellement « une nouvelle expression de la vie, de l’art et de la technologie ».
Peu connu dans l’Hexagone, il présente un double intérêt pour les artistes du spectacle vivant et du cinéma :
– d’une part, sa conception même de l’art est susceptible d’inspirer des formes originales pour les artistes notre temps ;
– d’autre part, son cheminement pourrait faire l’objet d’une belle pièce de théâtre et d’un scénario pour le cinéma – documentaire ou fiction.
Utrecht vit naître de nombreux artistes, dont deux eurent des destins croisés : Christian Emil Marie Küpper en 1883 et le designer Gerrit Rietveld cinq ans plus tard. C’est à 19 ans que le jeune Christian Küpper décide de choisir pour pseudonyme le nom de son beau-père Thoedorus Doesburg, en abrégeant d’abord le prénom, puis en ajoutant la particule « van ». À cette époque, il partage son temps entre l’écriture et la peinture, manifestant non seulement les préoccupations qui l’occuperont toute sa vie, mais encore son souci d’une pluridisciplinarité qui ne cessera jamais de s’étendre.
La naissance du mouvement De Stijl
En 1916, Theo van Doesburg rencontre Piet Mondrian, sur lequel il a écrit un article un an plus tôt. L’année suivante, en octobre 1917, il fonde la célèbre revue De Stijl (« Le Style »), accompagné dans son initiative par Mondrian lui-même et par l’architecte Jacobus Johannes Pieter Oud.
L’importante exposition que lui dédie BOZAR commence en 1917 pour s’achever, après huit salles, à la mort de Theo van Doesburg en 1931. Ce qui frappe le béotien que je suis au moment de parcourir une à une les pièces, c’est la diversité, ou plutôt l’ampleur de l’œuvre léguée par l’artiste néerlandais. Peu de domaines artistiques sont laissés de côté : son influence s’étend évidemment à la peinture et à l’écriture, mais également au mobilier, au design – avec Gerrit Rietveld et sa fameuse « Chaise rouge-bleue » –, à l’architecture – avec le même Rietveld ou encore Jacobus Johannes Pieter Oud cité plus haut –, au cinéma avec Werner Graeff et László Moholy-Nagy, à la typographie, à la publicité…
Dans le livret que lui consacre le musée, Gladys Fabre et Fabrice Biasino expriment cette universalité : « Theo van Doesburg pourrait passer pour l’archétype de l’avant-gardiste. Durant sa carrière courte mais néanmoins intense, il fonde deux revues et plusieurs groupes d’artistes, écumant l’Europe occidentale pour promouvoir ses idées. […] Le mouvement De Stijl ne s’exerce pas seulement sur la surface plane du tableau : il envahit façades et vitraux, vaisselle, mobilier, aménagement intérieur et architecture elle-même. »
Rendre visible la pensée pour transformer le monde
C’est que l’art n’est pas une activité superflue pour Theo van Doesburg, mais il incarne et provoque même un nouveau style de vie qui comprend, ainsi qu’il l’écrit dans son essai The Will to Style : The New Form Expression of Life, Art and Techonology, « les ponts de fer, les locomotives, les voitures, les télescopes, les cottages, les hangars d’avions, les téléphériques, les gratte-ciel et les jouets ». Il n’est rien qui se situe en dehors de sa vision artistique, laquelle est par conséquent une pensée en mouvement.
En ce sens, l’art accomplit un idéal philosophique qui le précède ; il lui est concomitant dans la réalisation, comme la nécessaire actualisation de la pensée. Toute véritable révolution – on se souvient qu’il fonde la revue en octobre 1917, pendant que la Russie vit ses fameux bouleversements – survient par l’art ; lui seul a le pouvoir de « transformer le monde », à condition qu’il soit abstrait. « Le développement de cette abstraction procède par l’abandon de la perspective au profit de l’aplat, l’épurement des formes, l’accentuation des lignes de force ou des volumes par la géométrie, l’importance de l’asymétrie et la dynamique des couleurs libres, sans rapport avec la réalité » (livret). Rien n’est laissé au hasard puisque l’enjeu pour l’art, comme il l’écrit à la fin de sa vie, est de « rendre visible la pensée. »
Un style en perpétuel mouvement
Contrairement à Piet Mondrian, qui finit par s’installer dans un style défini, Theo van Doesburg cherche avec passion la dynamique artistique, ce mouvement qui ne cesse jamais de se renouveler, du naturalisme de sa jeunesse au mouvement Dada, dont il fut la principale figure aux Pays-Bas, du néoplasticisme à l’Art Concret.
Theo van Doesburg fonde le groupe Art Concret en 1930, parallèlement à « Cercle et Carré », mouvement né à Paris sous l’impulsion de Michel Seuphor et Joquín Torres García afin de rassembler toutes les avant-gardes, en opposition au mouvement surréaliste dirigé par André Breton. Il écrit alors dans un manifeste intitulé « Base de la peinture concrète », publié dans le seul numéro qu’édite la revue Art Concret : « L’œuvre d’art doit être entièrement conçue et formée par l’esprit avant son exécution […] et le tableau […] entièrement construit avec des éléments purement plastiques et n’a pas d’autre signification que lui-même. » Parmi les œuvres picturales réalisées par Theo van Doesburg à la fin de sa vie, Composition arithmétique est probablement la plus remarquable par sa répétition de carrés noirs, blancs et gris, suivant des variations géométriques.
I.K. Bonset, la face poétique et cachée de Theo van Doesburg
Si l’œuvre picturale et les essais sont, dans l’ensemble, accessibles au public francophone, rares sont ceux qui connaissent sa poésie sonore, publiée sous un autre pseudonyme : I.K. Bonset. Un nom original pour un style totalement différent de celui qu’adopte généralement l’auteur van Doesburg. À tel point que tous ont cru à l’existence de ce poète inconnu et retiré, tel un ermite, hors du champ littéraire néerlandais. La plaisanterie fut poussée par Theo van Doesburg lui-même le jour où, légèrement ivre, il s’amusa à écrire une lettre à I.K. Bonset !
L’exposition nous offre d’écouter cette poésie sonore et propose un livret bilingue de ces textes. Sur le blog Flandres-Hollande, on trouve l’explication suivante : « La poésie d’I.K. Bonset se caractérise en particulier par sa puissance expressive. Alors que la production littéraire de Theo van Doesburg puisait, à l’origine, dans une veine ésotérique et un romantisme tardif, Bonset n’a cessé, à compter de 1914, d’épurer sa langue. Des impressions visuelles se trouvent ainsi ramenées à leur essence : il décrit une guitare suspendue comme une “planche noire et étroite” ayant un “disque jaune” en guise de “corps” et une “ligne ténue” en guise de cordes. Bonset tente de ‘‘restituer directement les émotions dans les sons’’. Ses “Images-X” (un exemple ci-dessus), qui font partie de la série des “Kubistische verzen” (Poèmes cubiques, 1913-1919), sont des poèmes visuels qui suggèrent le mouvement par des jeux typographiques. Ils sont volontairement ludiques et provocateurs : “les éclats du cosmos je les trouve dans mon thé”. »
Pour ceux qui souhaiteraient approfondir l’aspect poétique de l’œuvre de Theo van Doesburg, Daniel Cunin collige également sur son blog un grand nombre de renseignement et de vidéos autour de la poésie de I.K. Bonset.
Mort et postérité
Le 7 mars 1931, alors que Theo van Doesburg s’est rendu à Davos pour des raisons de santé, il meurt d’une attaque cardiaque. Sa disparition marque définitivement la fin du mouvement De Stijl ; la revue avait quant à elle cessé sa parution quatre auparavant. En quelque quatorze années, son influence s’étendit sur toute l’Europe, la Russie, le Japon et les États-Unis.
Nombreuses sont les réalisations accomplies par l’artiste néerlandais. Nous avons mentionné ses poèmes, ses essais et ses peintures. Comme architecte, citons ses deux œuvres majeures que sont le ciné-dancing l’Aubette à Strasbourg, avec l’aide de Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, et la maison-atelier van Doesburg à Meudon. Mentionnons également en écho la maison Schräder-Schröder construite par Gerrit Rietveld en 1924 et inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000 ; conçue à partir des théories développées par Theo van Doesburg, cette demeure fait encore aujourd’hui la célébrité d’Utrecht.
Une postérité qui attend encore son déploiement au sein du spectacle vivant et du cinéma… Une exposition attend les artistes à Bruxelles, et davantage si affinités.
Pierre GELIN-MONASTIER
Exposition : « Theo van Doesburg. Une nouvelle expression de la vie, de l’art et de la technologie »
Au musée BOZAR, du 26 février au 29 mai 2016
Renseignements pratiques sur le site du musée.