1er décembre 1944 : l’œuvre humanitaire de Bartok
Déraciné, pauvre et bientôt malade, Bartók compose pourtant ce qui constitue l’un de ses derniers grands chefs-d’œuvre, parmi ses plus populaires, le Concerto pour orchestre.
En 1940, Béla Bartók fuit la Hongrie et son régime nazifiant. Il se réfugie aux États-Unis mais il est malheureux comme les pierres, déraciné dans un pays qu’il ne comprend pas et où il se sent très mal. Pour couronner le tout, il n’a pas un sou vaillant, pas un radis. Et bientôt, la leucémie va le frapper.
Mais Béla Bartók refuse pourtant toute aide, alors qu’il compte de nombreux amis localement. Sous leur pression et intervention, la Société américaine des amis de la musique va lui fournir de quoi survivre et, surtout, un autre exilé plus ancien, Serge Koussevitsky, chef du prestigieux Boston Symphony va lui commander ce qui constitue l’un de ses derniers grands chefs-d’œuvre, parmi ses plus populaires, le Concerto pour orchestre.
C’est un peu étrange, comme expression, « Concerto pour orchestre ». D’habitude, évidemment, un concerto, c’est avec un instrument soliste, accompagné par un orchestre. Dans un concerto pour orchestre, plusieurs instruments sont mis successivement en avant. Si vous écoutez bien, vous entendrez même un incroyable glissando de timbales !
Dans le sien, composé en quelques semaines en 1943, Bartók dessine une sorte d’arche musicale, deux mouvements courts de type scherzo encadrent une grande élégie et en guise d’introduction et de conclusion, des mouvements vifs, ce qui donne vif-modéré-lent-modéré-vif. Il y déploie comme toujours mille couleurs dans un très savant mélange.
Il s’y moque aussi au passage d’un extrait de la Septième symphonie de Chostakovitch, qui avait remporté peu avant un succès planétaire devenu le symbole de la résistance au nazisme. On entend dans le quatrième mouvement, « Intermezzo », un fragment du début de l’œuvre du compositeur russe, qu’il met en écho avec un autre extrait, de La Veuve joyeuse celui-là, pour mieux le railler, dans un ricanement désabusé.
Pourtant, le grand chef hongrois Antal Doráti, qui a été son élève, raconte ce que Bartók lui a dit à ce propos, écartant tout recours à La Veuve joyeuse, qu’il semblait ne pas connaître :
« Bartók m’a demandé : « – Savez-vous ce qu’est l’interruption de l’intermezzo interrotto ? »
– Bien sûr que je le sais, professeur, cela vient de La Veuve joyeuse.
– Qu’est-ce que cela ?
Un moment déconcerté, j’ai établi ensuite, qu’après tout, il ne connaissait pas Lehár, et n’avait jamais entendu parler de La Veuve joyeuse. Dans la mesure où sa musique lui était inconnue, elle n’a eu aucune incidence sur sa pensée et il n’avait pas compris ce à quoi je faisais allusion. De toute évidence, ce n’était pas cette citation dont il s’agissait. Qu’était-ce donc ? Après m’avoir fait promettre de n’en rien dire à personne tant qu’il était en vie… Il me confia qu’il avait caricaturé un morceau de la Septième Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch, qui a bénéficié d’une grande popularité en Amérique, et, de l’avis de Bartók, plus que ce qu’elle ne méritait.
– Alors, je donnais libre cours à ma colère, dit-il. »
Quoi qu’il en soit, la création du Concerto pour orchestre au Symphony hall de Boston, sous la direction du commanditaire, est un triomphe mémorable qui met un peu de baume au coeur de celui qui meurt dix mois plus tard.
En voici le fiévreux finale, par un autre hongrois, Eugène Ormandy, à la tête d’un autre orchestre américain, celui de Philadelphie.