11 mars 1851 : plume, papier, ciseaux
Instant classique – 11 mars 1851… Il y a 170 ans jour pour jour, Giuseppe Verdi crée son célébrissime opéra Rigoletto. Mais avant le triomphe que l’on sait, il a fallu bien des obstacles, dont l’impitoyable censure napolitaine, puis vénitienne. Histoire mouvement d’un chef-d’œuvre.
Giuseppe Verdi admirait beaucoup Victor Hugo, dont il avait déjà adapté Hernani en 1844. Il est communément admis que c’est à la même époque qu’il découvre et s’intéresse au Roi s’amuse, un peu plus de dix ans après la création mouvementée de la pièce à Paris. D’abord imaginée pour Naples, l’adaptation est d’abord abandonnée pour éviter la censure, sans doute inévitable dans ce royaume ultra conservateur au vu du sujet sulfureux de la pièce. Verdi négocie alors avec la Fenice, à Venise, réputée par ailleurs plus tolérante, en vue de créer un nouvel opéra pour la saison 1850–1851. Après avoir hésité, Verdi reprend l’idée d’adapter le drame de Hugo, tout en redoutant quand même que cela ne lui soit pas permis par la police vénitienne… « Qui sait, relativise-t-il, ils ont bien accepté Ernani ! » Et puis Verdi estime que Triboulet est « un personnage qui est l’une des plus magnifiques créations dont le théâtre des tous les pays et de tous les temps, puisse s’enorgueillir ». À partir de quoi il ordonne littéralement à son librettiste, Francesco Maria Piave, de trouver quelqu’un pour favoriser ses intérêts.
Sachant qu’il ne pourrait vraisemblablement pas garder le même titre que la pièce originale, Verdi pense à un nouveau : La Maledizione de Vallier, puis simplement La Maledizione, car « cette malédiction constitue le ressort même de l’opéra ainsi que sa moralité, écrit encore Verdi à Piave, en le pressant toujours davantage de faire les démarches nécessaires. Un père malheureux qui pleure sur l’honneur qu’on vient de ravir à sa fille, qui se fait moquer par le bouffon du roi, qui maudit le bouffon, et la malédiction qui frappe ce bouffon de la manière la plus terrifiante, tout cela me semble à la fois moral et grand. Très grand. »
Rassuré par les responsables du théâtre et par l’optimisme de Piave, Verdi s’inquiète à peine lorsqu’il apprend que les censeurs vénitiens mettent en garde la Fenice contre une adaptation un peu trop littérale. Sans autres nouvelles, Verdi est de moins en moins serein et ses craintes se confirment : les autorités interdisent d’adapter cette pièce, « vulgaire et obscène », y compris avec les changements envisagés (par exemple, remplacer le roi par un simple noble). On est donc bien au-delà du simple coup de ciseaux. Furieux, Verdi met une pression infernale sur Piave et le théâtre. Ces derniers proposent donc avec succès de nouvelles modifications, mais elles vont beaucoup trop loin et lorsque Verdi en prend connaissance, il frise l’attaque. Tout ressort dramatique est annihilé, les personnages sont devenus falots et inconsistants. Le compositeur refuse tout de go de mettre la moindre note de musique sur un tel livret, alors qu’il ne reste que deux semaines avant l’ouverture de la saison. Piave et le directeur de la Fenice, Marzari, obtiennent alors un nouveau compromis avec le directeur de l’ordre public, transmis à Verdi la veille de Noël. C’est à ce moment-là que l’œuvre change encore de nom : de La Maledizione, on passe à Rigoletto. Ce nom a été inspiré à Verdi par une pièce parodique de l’original hugolien, Rigoletti ou le dernier des fous. Verdi donne son accord à plusieurs aménagements et on repousse la création à fin février 1851.
Si Verdi, habituellement très nerveux se montre si frénétique, c’est, comme il le dit lui même, qu’il sait que ce Rigoletto « constituera un jalon décisif dans (sa) vie ». Après mille vicissitudes, l’accord des autorités est enfin donné. Il ne reste alors à Verdi qu’à écrire la scène finale. L’opéra est achevé le 5 février.
Le soir du 11 mars 1851, le succès public est grand, mais la critique dubitative et très partagée. On trouve les enthousiastes, qui saluent la nouveauté de la musique et soulignent le triomphe remporté par Verdi, appelé sur scène à chaque occasion (« On n’entendit jamais éloquence sonore aussi puissante »). Face à eux, les réprobateurs, souvent anonymes, vilipendent en particulier le « mauvais goût » du livret, lequel fait de surcroît insulte aux ducs de Gonzague, dont le duc de Mantoue croqué par Verdi est l’aïeul. « Ce spectacle horrifiant et écœurant chassera de la salle un public dégoûté. »
Le public, chassé ? C’est bien tout le contraire. En quelques mois, l’œuvre remporte un triomphe partout en Italie, – sauf à Naples – puis en Europe et jusqu’à Astrakan… On sait ce qu’il en est depuis. Plus tard, lucide et sans fausse modestie, Verdi écrira « Rigoletto durera plus longtemps qu’Ernani… C’est un opéra nettement plus révolutionnaire et donc plus original dans la forme comme dans le style. »
Et parmi les moments qui ont dû impressionner le public vénitien voici cent soixante-dix ans, le mélange de colère explosive et de désespoir de Rigoletto venu réclamer sa fille aux courtisans n’a sans doute pas été le moins émouvant. L’occasion de mettre en avant un admirable disque récemment paru, celui que le baryton – l’un des tout meilleurs au monde, surtout dans ce répertoire – Ludovic Tézier consacre à Verdi, et dans lequel il chante ce « Cortigiani, vil razza dannata » qui passe de la fureur à l’imploration en quatre minutes.
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Rubrique : « Le saviez-vous ? »