100 ans de Leonard Bernstein : hommage au prodige américain de la musique
Voici tout juste 100 ans, le 25 août 1918, à Lawrence, Massachusetts non loin de Boston, naît un prodige comme on en rencontre peu dans un siècle. Presque rien ne le prédispose à la musique. Son père, venu d’Ukraine se frotter au rêve américain, avait travaillé dur pour monter sa petite boutique de coiffeur à Boston et elle marchait bien. Il ne rêve que d’un successeur et aura bien du mal à comprendre que son fils prenne un tout autre chemin, sans savoir que c’est aussi en entendant les chants de la synagogue, où les Bernstein étaient très assidus, que le petit Lenny avait été foudroyé par la musique.
Leonard Bernstein est toujours connu pour quelque chose par tous. Les uns célèbrent le compositeur et en premier lieu l’auteur immortel de la musique de West Side Story. Il est à la fois cela et infiniment plus. Il laisse trois symphonies, des ballets, des œuvres orchestrales et concertantes, d’autres comédies musicales, une Mass incroyable pour chœur, orchestre, danseurs et comédiens, un opéra (Trouble in Tahiti, puis sa suite A Quiet Place), une opérette (Candide), des musiques de film (dont l’une – géniale – pour On the Waterfront, d’Elia Kazan) et même une cantate autour des grands présidents américains (White House Cantata)… et j’en passe. Profondément respectueux de son histoire personnelle et des grands anciens, enthousiaste devant la modernité sans se perdre chez les sériels, admirateur du grand répertoire européen mais défenseur d’une musique authentiquement américaine (il en fera sa thèse), il cherche à marier des styles très divers, du baroque jusqu’au jazz, sensible aux influences d’Igor Stravinsky, Copland, Ives, Hindemith, Mahler entre autres.
D’autres admirent le chef d’orchestre, l’un des plus brillants de sa génération et, historiquement, le premier chef américain de ce niveau né aux États-Unis. Malgré sa personnalité généreuse et ouverte, profondément respectueuse des musiciens, il n’était pas toujours aussi doux, ni même aussi démocrate qu’un Claudio Abbado. On le voit encore dans une vidéo saisissante rudoyer les très conservateurs Wiener Philharmoniker qui renâclaient à jouer Gustav Mahler. Repéré et encouragé par l’électrique Dimitri Mitropoulos, élève du terrible et monolithique Fritz Reiner, protégé et même choyé par le grand Serge Koussevitzky, Leonard Bernstein incarnait tout entier la musique qu’il dirigeait, avec une exubérance telle qu’il excédait tous ceux qui trouvaient cette gesticulation ridicule. Mais cette formidable énergie qu’il transmettait irrésistiblement par tout son corps, il la mettait au service d’un répertoire immense, laissant des centaines de disques et des souvenirs de concerts où l’on aurait tant aimé être. C’était un peu lui le premier rival de l’hypermédiatique Karajan, qui s’en méfiait et qui n’a accepté de lui confier les rênes de son Philharmonique de Berlin qu’une seule fois, mémorable et terrible, en 1979, pour une Neuvième de Mahler devenue anthologique. Les répétitions avaient été horribles, la mésentente entre l’orchestre et lui totale. Et pourtant, cet enregistrement live, arraché des tripes de tous les musiciens, canalisé par ce phénomène hors du commun, est proprement tellurique, incroyable. Ils ne devaient plus jamais jouer ensemble.
Bernstein s’identifiait volontiers à Gustav Mahler, autre chef-compositeur habité, à qui il vouait un culte quasi-religieux, jusqu’à se vivre presque comme son double. Mais il a aussi défendu passionnément de nombreux auteurs méprisés par l’avant-garde auto-proclamée, de Sibelius à Chostakovitch en passant par Ives et tant d’artistes contemporains, n’hésitant pas à emmener son philharmonique de New York à Moscou dans les années 60, en pleine guerre froide, pour jouer, devant Chostakovitch, sa propre 5e symphonie.
D’autres encore saluent l’immense pédagogue. Lui qui avait bénéficié de tant de professeurs de talent et que Koussevitzky avait formé dans la pépinière de Tanglewood, le festival d’été de Boston, il a très tôt tenu à faire de même et à transmettre. Procurez-vous ses Young people’s concerts, qu’il a donnés en public pour la télévision pendant son mandat à la tête du Philharmonique de New York. Vous comprendrez tout. Écoutez-le raconter aux enfants hilares comment Tchaïkovsky construit le crescendo qui précède l’explosion du premier mouvement de la 4e symphonie comme un caprice enfantin. Et la cavalcade de l’ouverture de Guillaume Tell. Et ce que représentent Beethoven, Mahler, Sibelius, Brahms et bien d’autres, jusqu’à expliquer les modes de l’échelle diatonique. Voyez encore cette émission des années 50, Omnibus, où une partition géante de la 5e symphonie de Beethoven est reproduite sur le sol. Et il explique tout avec une pédagogie sidérante. Voyez-le aux côtés des apprentis chefs à Tanglewood et avec les jeunes musiciens de l’orchestre, leur faire répéter à la fin de sa vie, avec sa voix détruite, le Sacre du printemps. Vous resterez collés à l’écran.
Volontiers philosophe, érudit à la culture très vaste, il n’a pas d’autre religion que la paix et la justice. Militant, il a défendu les droits civiques au risque de se brûler. Beaucoup ne lui ont pas pardonné ses accointances avec les Black Panthers, dont il reçoit quelques membres chez lui en 1970, déchaînant la fureur de Nixon et les foudres d’une partie de la presse, qui le surnomme le « radical chic » en le raillant. Proche des Kennedy, longtemps soupçonné par les maccarthystes d’être communiste dans les années 50, il faut l’entendre dans ses incroyables conférences à Harvard, décrivant les déséquilibres du siècle et le rôle de la musique, ou lors de son introduction de son remake de Candide à Londres en 1989, lorsqu’il s’adresse au public pour parler du contexte de l’œuvre de Voltaire et qu’il démonte avec délectation la philosophie de Leibniz. Quelques mois plus tard, ce musicien-politique dirigera l’incroyable concert de Noël 1989 à Berlin, rassemblant les musiciens d’orchestres de l’est et de l’ouest pour célébrer la toute récente chute du Mur avec une 9e symphonie de Beethoven profondément émouvante dans laquelle, lorsqu’éclate l’Hymne à la Joie, on le voit pleurer, alors qu’il ne lui reste alors que dix mois à vivre.
Cet homme si complexe était marié et père de famille, mais a toute sa vie croqué avec la même exubérance tous les amants qu’il a pu trouver et tout le monde le savait – sa femme, l’actrice Felicia Montealegre, aussi et même depuis toujours. C’est d’ailleurs pour cette femme exceptionnelle, dix ans après sa mort prématurée, qu’il dirigera une version mémorable du Requiem de Mozart, d’une profondeur de sentiment qui vous remue les sangs. Car si on a pu l’accuser de sentimentalisme, de facilité, presque de « pornographie musicale », lui qui disait faire l’amour aux orchestres (voyez-le, après un concert, dégoulinant de sueur, étreindre et embrasser sur les deux joues le violon solo de tel orchestre, vaguement gêné d’une telle exubérance), « he didn’t care » : qu’est-ce que la musique sans sentiment ? À quoi servirait-elle ? Que signifierait-elle ? Ne serait-ce que des mathématiques ? Des exercices de virtuosité ? Mais non, la musique c’est la vie, c’est la création, l’imagination, le cœur, les tripes. On n’ose imaginer l’abîme de perplexité et de tristesse dans laquelle le plongeraient les vastes déchaînements d’intolérance et l’absurde acharnement que mettent tant d’esprits faibles à dénier aux autres le droit de vivre libres que l’on voit aujourd’hui un peu partout.
Excessif en tout, tendre et passionnant, volontiers cérébral, Leonard Bernstein ne pouvait laisser indifférent. Il disait qu’il aimait les gens et il fait peu de doutes que c’était vrai. Noctambule impénitent, adorateur du whisky et des cigarettes qui lui seront fatales, il brûlait la vie par tous les bouts. Un somptueux documentaire lui a été consacré il y a quelques années, The Gift of Music, magnifié par la voix sublime de Lauren Bacall, l’une de ses plus grandes amies dont il était presque le voisin de palier. Il dresse le portrait d’une infinie tendresse et d’une merveilleuse justesse de ce météore du XXe siècle, si profondément agaçant pour les uns, si profondément attachant pour les autres et que pour ma part j’aime de tout mon cœur. Le thème musical de son générique est la petite valse de son Divertimento, œuvre de 1980 qui synthétise tant d’influences. Elle est comme lui, pleine d’une infinie tendresse pour l’Humanité. La voici, sous sa direction bien sûr.
Happy birthday, maestro Lenny.
Photographie de Une – Leonard Bernstein (crédits : Christina Burton, The Leonard Bernstein Office)