Théâtre interdit dans le tunnel
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
Comme je n’ai pas pu voir le 1993 de Julien Gosselin et Aurélien Bellanger, spectacle de sortie de la dernière promotion de l’école du Théâtre National de Strasbourg, j’ai acheté le bouquin – 68 pages, 11 euros, une maquette Gallimard très moche – de Bellanger, Eurodance, qui en est, pour partie, le texte. Dans l’idée d’en faire l’objet de cette chronique. Mais c’est vraiment trop mauvais.
Fin de la chronique.
*
– Comment ça, c’est trop court ?
*
Le hasard – le livre était posé négligemment sur la table où je prenais mon petit-déjeuner – m’a fait récemment lire l’Alexandre le Grand de Racine, que je n’avais jamais lu. Ce n’est pas une grande pièce de Racine : ce qu’on y trouve de mieux semble droit sorti de Corneille, mais du meilleur Corneille, Pompée ou Nicomède ; quant à ce qui est proprement racinien, il n’est pas à maturité encore, mais Andromaque vient juste ensuite. Il est question de la conquête de l’Inde par Alexandre le Grand ; du sort de ceux qui le combattent et de celui de ceux qui veulent à toute force s’accommoder avec lui.
Et par ces temps de bombardements de la Syrie, je me suis dit qu’il y avait là davantage matière à réflexion politique que dans tant de textes contemporains, qu’ils tiennent au journalisme par lui-même ou bien par le théâtre… enfin… et c’est très différent, par le spectacle.
Je m’étais fait grosso modo la même réflexion, la semaine passée, en relisant le début du Pompée de Corneille. Opposant César à Pompée, la bataille de Pharsale a eu lieu. Pompée vaincu fait voile vers l’Égypte, qui appartient à l’Empire romain. Là, le roi Ptolémée est bien embarrassé et réunit ses trois conseillers (c’est la première scène du premier acte). Trois solutions politiques, engageant fortement l’avenir, s’offrent à lui : accueillir Pompée, chasser Pompée, tuer Pompée. À la fin de cette première scène, le meurtre est décidé. Quand commence l’acte II, le meurtre a été exécuté et Pompée (« Ce déplorable chef du parti le meilleur ») n’aura pas eu même le temps de paraître sur le théâtre. Tout ce qui suit, ce sont les conséquences de cette décision politique.
Eh bien, je suis peut-être complètement déglingué du ciboulot, mais je ne peux pas lire ces vers de Corneille sans songer à l’OTAN, par exemple, à la manière dont hésitent ou tergiversent nombre d’États membres quant à la conduite à tenir, sans négliger leurs intérêts propres, vis-à-vis de leur surpuissante tutelle. Mais ce ne sont que des vers, un poème dramatique, en somme « une boîte à musique ».
*
Évidemment, on ne va pas demander à un auteur contemporain de lire, même en français, Quinte-Curce, d’où Racine prend la matière de son Alexandre, ou Lucain d’où Corneille pompe pompeusement son Pompée (je file le jeu de mots que je tiens du grand Corneille lui-même), ni même Plutarque, qui a tant donné de sujets dramatiques à toute l’Europe, et dont T. S. Eliot dit dans un essai que Shakespeare lui doit sa compréhension de l’histoire.
Nous n’avons évidemment pas le temps de nous préoccuper de ce temps long historique et artistique, ni de demander à toute une palanquée d’auteurs délibérément oubliés un éclairage politique quelconque, notre modernité étant probablement née de quelque fabuleuse table rase, on se sait d’ailleurs pas trop quand, par le fait…
Michel Houellebecq doit nous suffire, dont le grand talent est de mettre en perspective socio-romanesque rien moins que deux ou trois générations, dont parfois une est encore à venir.
D’ailleurs, Aurélien Bellanger (qui se présente lui-même comme un spécialiste de Houellebecq, n’étant jamais allé au théâtre avant que Gosselin n’y adapte Les particules élémentaires) ouvre son livre, en sa préface probablement aussi honnête qu’elle est affligeante, par cette phrase :
« Je suis né en 1980 et j’ai toujours pensé qu’il y avait à cela quelque chose de particulier. »
Allons, entrons dans l’Eurodance…
*
Si je comprends bien cette préface, le spectacle 1993 de Julien Gosselin a fini, après moult hésitations et tâtonnements, en diptyque : Eurodance et Erasmus.
Le sujet, ou le thème, je ne sais comment il faut dire, du spectacle, devait être : Calais. Ou plus exactement la « Jungle » de Calais.
Le texte des deux parties est d’Aurélien Bellanger. Ces deux parties « ne seraient pas symétriques, mais parallèles ».
Mais ma curiosité de découvrir ce qu’est un parallélisme asymétrique est immédiatement frustrée.
La première partie, Eurodance, est élégiaque, prévient l’auteur ; elle n’est pas dramatique.
En réalité, c’est un texte composé de notes sur la génération née en 1980, l’espoir politique suscité par l’UE, et qui met en parallèle (symétrique ?) les ouvertures en 1993 du tunnel du Cern et du tunnel sous la Manche – quant à la « Jungle » de Calais, elle est brièvement évoquée, en termes convenus et policés, ou carrément flous (on n’a qu’à dire poétiques), dans les tout derniers moments de cette première partie :
Page 55 (à trois pages de la fin de cet Eurodance) :
« Le Tunnel déboucherait bientôt sur un lieu nouveau, dangereux et hostile – comme si la chose avait ripé sur une dimension noire. »
Cette poésie du Tunnel ripant sur une dimension noire me défrise tout à fait.
Page 55 toujours, un peu plus bas :
« On a appelé cette entité la Jungle de Calais, et elle est devenue le lieu emblématique, après l’aéroport, du nouvel universel de la mondialisation : l’universel du camp de réfugiés.
L’Europe était en paix, pourtant. »
Vous la sentez, l’élégie façon Guide du Routard ?
Quant à la seconde partie parallèle mais non symétrique, Erasmus, dont l’auteur dit que les concepteurs du spectacle – Julien Gosselin et lui – ont eu du mal à la trouver, voici ce qu’en dit la préface :
« On s’était mis d’accord sur un point, un point qui ressemblait de plus en plus à un saut dans le vide : il n’y aurait pas de migrants dans le spectacle, mais leurs doubles maudits, des jeunes calaisiens, des Calaisiens identitaires, et, qui plus est, sur le point de passer brutalement à l’acte et d’aller commettre une sorte d’attentat. »
Je dois à la vérité de dire qu’Aurélien Bellanger nous a prévenu un peu plus haut, qu’il a laissé entendre qu’il écrivait là un texte idéologique et non point dramatique, et qu’il avait compris, lui, où étaient les bons et les méchants (ce qui n’est pas, en effet, un problème dramatique) : « J’étais de plus en plus persuadé que cela cachait un secret plus profond, et très simple : l’idée que c’était peut-être nous, les sauvages de l’affaire, le peuple premier du terminal. […] C’était nous, le peuple du cargo, aveuglés par la lumière du monde en sortant du tunnel, ne voulant plus comprendre, depuis l’Europe de la paix, le nouvel environnement géopolitique mondial. »
En fait d’environnement géopolitique mondial, cette seconde partie devait nous raconter comment « un groupe de jeunes fanatiques venus de toute l’Europe décide, soudain, d’aller cautériser le tunnel ou la Jungle ».
Mais Bellanger a fait le choix de ne pas intégrer cette partie dans le livre.
C’est ballot.
La raison avouée : « Elle [cette partie] est plus théâtrale que littéraire. Elle est une interprétation libre de la première partie. »
Mon étonnement : tout de même, ôter ce qui est théâtral de la publication du texte d’un spectacle… À moins que ce ne soit une façon de nous dire qu’il ne faut plus de théâtre. C’est possible… au point où on en est.
Mon (faux) doute narcissique : c’est parce que je suis né en 1970 que je ne comprends pas ce que fait Bellanger, qui est né en 1980 ?
Mon impression subjective : l’auteur a tout à fait conscience que tout cela est très mauvais et que la publication de sa première partie l’expose assez au ridicule.
Ma vraie question : pourquoi a-t-il publié la première partie ?
Cet Eurodance est décidément un naufrage.
*
Ce qui est amusant, au final, c’est que ce texte échoue tout à fait à traiter son sujet de départ. Et que la partie non publiée du texte du spectacle 1993, en parlant d’identitaires calaisiens ou bien venus de toute l’Europe, je n’ai pas bien compris, car ce qu’en dit l’auteur varie, ne doit pas dire grand-chose non plus de la « Jungle » de Calais. Il aurait fallu, pour cela, un principe dramaturgique simple, tragique, et consistant en l’opposition de deux points de vue opposés, incarnés, l’auteur s’élevant au-dessus de sa personnelle et pourtant légitime opinion. Il aurait fallu du théâtre. Mais je crains fort qu’une telle chose ne soit pas idéologiquement compatible avec cette époque où, la question est tranchée a priori, nous – mais quel « nous », bon sang ? – « sommes les sauvages de l’affaire » et où le seul danger que la République ait à craindre est un attentat perpétré contre des migrants par de jeunes identitaires originaires de Calais ou bien de toute l’Europe. Sans doute est-ce pour cela que le Théâtre National de Strasbourg fait appel, pour le spectacle de sortie de son école, à un jeune metteur en scène talentueux et à un écrivain qui ne connaît pas le théâtre et n’a pas tellement l’intention d’en écrire.
Je dirais toutefois qu’il a été de tous temps extrêmement difficile et délicat de traiter à chaud de son époque par le théâtre, sauf par la comédie ou la farce (mais cet art est dangereux et Aristophane ou Molière ont pris des risques que tout le monde ne peut pas se permettre…) ; et que nombre des grands auteurs dramatiques qui, jusqu’à une époque récente, nous sont demeurés ont fait le choix, toujours plus ou moins contraint, de parler d’époques antérieures ou mythiques. Étrangement, la disparition de cette contrainte, qui, pour parler comme l’auteur, a produit tant de « boîtes à musique », coïncide avec celle du théâtre, et je ne puis noter qu’avec tristesse, vraiment, que Bellanger échoue à dire quoi que ce soit de son sujet qui ne soit ni convenu (la partie qu’il publie) ni, je le crains, aberrant (la partie qu’il nous cèle).
Mais si l’époque n’est plus au théâtre, elle est plus que jamais au spectacle – ce que Bellanger, au détriment du théâtre, qu’il réduit à des « boîtes à musique », appelle improprement « l’opéra » – et je ne doute pas, au fond, que Julien Gosselin soit parvenu à mettre l’espèce d’édito bavard et imprécis (toujours la poésie) de Bellanger en son et en lumière, de sorte que l’hypnose et la fascination compensent en quelque sorte le déficit dramaturgique. Et tout cela, pour la plus grande gloire de l’esprit critique de notre sainte époque de sauvages satisfaits !
*
PS : Ma bibliothèque étant passablement encombrée, j’offre à qui veut mon exemplaire d’Eurodance, d’Aurélien Bellanger (mais pas les frais de port).
Pascal ADAM
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