Sophie Quénon en sa folie a mis la danse en Normandie
Dans le cadre du festival « Signes d’automne » au Regard du Cygne, Sophie Quenon, chorégraphe originaire du Nord et installée depuis plus de vingt ans en Normandie, a présenté la première partie – « Autoportrait » – de sa prochaine création : Quelque chose de très simple. Cette représentation était suivie d’un échange avec le public. Nous l’avons rencontrée à cette occasion.
Dans le public, une femme est dérangée par certains aspects du spectacle ; elle s’interroge autant sur la tenue choisie par les deux danseurs – Sophie Quénon elle-même et Wu Zheng – que sur le choix de la danseuse de tourner le dos au public. Le questionnement de cette spectatrice, son déplacement intérieur, est précisément ce que je recherche la chorégraphe : « Je ne donne jamais de réponse immédiate car ce qui prime, c’est le déplacement du regard, confirme-t-elle. Je souhaite que le spectateur prenne la proposition de l’espace où elle est donnée et non de l’endroit où il aimerait la regarder. »
Du déplacement du spectateur…
Quelque chose de très simple n’obéit pas à la tendance contemporaine d’avoir des produits ficelés, avec une compréhension immédiate. L’évidence de l’autoportrait, au début de cette première partie, se défait progressivement : le regard de l’artiste nous fuit. Ce qui relevait de la certitude confortable se mue peu à peu en une invitation profonde à ne pas plaquer de solutions rassurantes artificielles. Sophie Quénon nous tourne le dos pendant de longues minutes, nous rappelant un solo de la chorégraphe américaine Trisha Brown : « Cette mise en scène n’était pas prévue initialement mais s’est imposée au fur et à mesure de la création de ce spectacle. En réalité, je ne tourne pas le dos au public, je projette une vision, comme une fenêtre devant moi ; j’invite le spectateur à faire de même, à se projeter. » Nous ne sommes plus là pour définir les danseurs, mais pour regarder au-delà, pour convoquer un imaginaire, pour marcher ensemble dans cette quête d’identité que nous vivons tous.
Tel est l’enjeu des répétitions publiques que propose le studio Le Regard du Cygne, un endroit « où l’on se sent vite en confiance, un espace chaleureux où ce qui se joue est très direct, un lieu familier plus que familial ». L’exercice n’est pas seulement un déplacement pour le spectateur, il l’est encore pour l’artiste, qui peut se poser, faire un bilan provisoire et remettre en chantier sa proposition, y compris dans certains aspects considérés comme acquis.
… au déplacement de l’artiste
Sophie Quénon ne craint pas ce déplacement ; c’est presque devenu un mode d’être, la force de sa créativité foisonnante. Elle vient de la danse classique : au début des années 80, elle travaille avec Christian Taulelle, chorégraphe contemporain au vocabulaire classique, pendant sept ans. Elle se retrouve plongée dans un projet ambitieux : une compagnie professionnelle en milieu rural, dans le nord de la France. Marquée par l’engagement qu’exige pareil projet, elle comprend « la nécessité d’aller vers les gens, de les sensibiliser, de favoriser la médiation culturelle ».
En 1989, elle quitte son Nord-Pas-de-Calais natal pour l’exubérante chaleur de l’Hérault : « Je désirais acquérir un diplôme d’État chez Anne-Marie Porras. Mais là, j’ai découvert la danse contemporaine et me suis sentie aussitôt chez moi. » Une révélation. Elle ne reste pas à Montpellier ; elle gagne Paris pour y « manger » de la danse contemporaine quotidiennement, pendant cinq ans : « Ce n’était pas ma culture, j’avais tout à découvrir. » Elle éduque progressivement son regard à ce foisonnement de styles, de tendances, d’expressions artistiques. Elle suit les cours de Peter Goss, participe à un projet d’Anne-Marie Reynaud…
En 1994, elle éprouve le besoin de faire un bilan et s’installe à Caen : « Mon unique envie était de me rapprocher de la mer. Je ne connaissais qu’une personne en Normandie, mais c’est une habitude pour moi d’agir en fonction de ce que je crois. » Pendant quatre ans, elle se déplace encore, en travaillant davantage pour des compagnies de théâtre : elle enseigne le mouvement aux comédiens, tout en gardant un pied dans la capitale, en suivant la méthode Feldenkrais.
Exploration des lieux de mémoire(s)
Après avoir monté un premier projet, Un bout d’humanité, Sophie franchit le pas : elle fonde sa propre compagnie, Dernier Soupir, en 2002. Elle opère une synthèse de tout ce qu’elle a reçu année après année : danse contemporaine, théâtre, improvisation… « Pour moi, il n’y a jamais d’évidence. Je ne suis pas très conceptuelle ; je n’appartiens pas à l’abstraction. Je ne pensais pas d’emblée à être chorégraphe : prendre la parole a été un labeur spécifique, pour lequel je n’ai d’ailleurs toujours pas d’assurance. »
Si le premier spectacle est un projet chorégraphique avec des comédiens, monté avec l’aide d’une subvention, les spectacles suivants – autofinancés – sont davantage des petites formes en solo : « J’ai éprouvé les endroits où je me questionnais : la composition instantanée, l’écriture… traversée à chaque fois par le présent dans lequel j’étais. » En 13 ou 14 ans, elle monte ainsi une dizaine de spectacles qui prennent des formes très différentes, selon les rencontres, les questionnements et les désirs : « Je me sens nomade avec le mouvement. J’ai toujours besoin d’explorer, de suivre les questions que je me pose et qui me déplacent constamment. »
C’est d’ailleurs ce qui la conduit à suivre une formation avec Hubert Godard en analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé, avec l’écriture d’un mémoire autour du sens du toucher. Elle voit dans le toucher un lieu possible de la mémoire, thème qui l’interpelle fréquemment, notamment lorsqu’elle se retrouve au contact de personnes handicapées ou vulnérables : « Je me suis aperçu que ce sont des gens qu’on ne touche plus. La vulnérabilité et les failles m’attirent, si bien que j’ai travaillé à de nombreuses reprises dans le milieu du handicap et de la vieillesse. J’ai eu envie de faire une pièce sur l’idée de filiation et sur ce que cela implique pour une jeune personne d’avoir en charge un parent qui commence à décliner, atteint par la maladie d’Alzheimer. J’ai ainsi pu creuser concrètement ce sens du toucher, jusqu’à faire un projet avec Culture Santé. Les personnes atteintes d’Alzheimer restent en contact avec leurs émotions : la danse permet cela, parce qu’elle a un côté éphémère, non intrusif. Elle agit en passant, reconstruisant une mobilité, l’air de rien. » Elle crée en 2010 Chambres de Mémoires, spectacle sur la perte et l’oubli, qui permet à la compagnie d’accéder à une notoriété nouvelle, jamais démentie.
Un acteur discret du travail collectif et de la transmission culturelle
Son travail et sa créativité sont reconnus par le département du Calvados, qui lui accorde dès 2004 une subvention, avant de voir la ville de Caen et la région faire de même. Huit ans plus tard, elle reçoit environ 15 000 euros de subvention chaque année, jusqu’à atteindre 40 à 45 000 euros aujourd’hui : « C’est vraiment beaucoup. À cet endroit là, je considère que j’ai de la chance. Cela crée chez moi la responsabilité de travailler pour le département, d’être inscrite dans le paysage normand, de favoriser les jeunes compagnies, de rester attentive à la médiation culturelle et à l’accompagnement des jeunes interprètes. » Cette médiation ne se fait pas en solitaire : Sophie Quénon apprécie particulièrement le travail en commun.
En 2007, sa compagnie intègre les Ateliers intermédiaires, lieu collectif qui associe différents pôles : audiovisuel, performance, arts plastiques, spectacle vivant… Cinq ans plus tard, elle participe à la création de Danse Grand Ouest (D.O.G.), structure informelle qui met en réseau différents lieux portés par les artistes et qui se réunit quatre fois par an. Est-ce ce qui explique sa retenue ? « C’est vrai, j’aime et je défends la discrétion. Je suis plus heureuse lorsque je suis effacée. Plus que se mettre en avant, ce qui m’intéresse est de favoriser les liens. »
Elle s’essaie à différents styles, recherchant même à réconcilier la danse contemporaine et le grand public. Tel est l’enjeu de son dernier spectacle, Drôle d’oiseau. Celui-ci est né de l’envie de monter un spectacle récréatif et plus léger, en marge des propositions habituelles davantage portées sur les questions de l’identité, de la mémoire et de la quête de soi : « Je me suis inspiré d’Erik Satie pour bâtir un spectacle très cinématographique et poétique, avec de nombreuses images théâtrales, autour de sa musique. »
Si Sophie Quénon se nourrit de ce qu’elle lit, voit et entend, elle reconnaît toutefois qu’il est rare qu’un artiste l’inspire explicitement. En l’espace de deux ans, ce sont pourtant deux personnalités fortes du monde artistique qui influencent concrètement son travail : de l’esprit Satie au style Duras.
Vivante jusqu’à l’inachèvement
Marguerite Duras l’accompagne depuis plusieurs années déjà, plus particulièrement dans la création de Quelque chose de très simple : « Elle m’a longtemps habité, même s’il n’en reste pas grand chose dans le produit final. J’aime son style d’écriture et son désir d’aller toujours plus vers la forme épurée, pour que son lecteur puisse se construire son propre imaginaire. Elle a une concision qui me séduit et me touche. Je me suis imprégnée de sa capacité de révolte et de ses textes politiques. Face à mes questionnements incessants sur mon identité propre, elle m’a proposé une autre manière de voir, avec sa parole très directe. » La présence de Marguerite Duras saute aux yeux dans la première partie du spectacle proposée au Regard du Cygne : sa voix, son rire et ses inflexions interviennent à plusieurs reprises.
Pour autant, elle verra son influence amoindrie dans la seconde partie du spectacle, aujourd’hui en chantier. Si Sophie Quénon y voit une partie indépendante de la première, ce qu’elle nous en dit montre qu’il n’en est rien : « Je souhaite travailler sur le désir comme tout ce qui fait naître, tous nos élans, tout ce qui arrive à la résolution du désir, tout ce qui nous meut, presque en ligne de tension… » Nous savons depuis les philosophes antiques que, si le désir est dernier dans la réalisation, il est premier dans l’intention : il nous définit ainsi plus sûrement que toutes les idées que nous nous faisons de nous-mêmes, puisqu’il est ce vers quoi nous tendons viscéralement. En ce sens, cette seconde partie, qui sera présentée au Regard du Cygne en novembre prochain, résonne comme un écho des profondeurs de l’intime à « Autoportrait ».
Comme une provocation, nous risquons une question qui nous brûle les lèvres : comment vous vous définiriez ? Sophie Quénon est interloquée, devenant balbutiante : « Je ne sais pas, je ne peux pas répondre à cette question. J’essaie simplement d’être vivante. »
Cette vie battante passe par les différentes étapes de création artistique, ainsi que par une constante remise en question que symbolisent les fréquents bilans qu’elle s’impose, année après année. Il n’est pas question de s’arrêter, d’être satisfait – au sens étymologique du mot, satis-fecit : en avoir « assez fait ». Il ne peut y avoir d’achèvement, autre thématique puissante que Sophie Quénon aborde avec humilité : « Je défends l’idée d’inachèvement comme une proposition, comme un espace de discussion, de dialogue possible avec le public. Cela participe de cette attitude fondamentale pour tout artiste : être constamment au travail. C’est pourquoi je ne tente par exemple aucune définition de l’autoportrait dans mon dernier spectacle. » Les réactions du public, à la fois émerveillé et déconcerté, en sont la preuve. Sophie Quénon apporte une réponse, mais qui ne circonscrit rien : il n’y aura décidément jamais d’évidence.
Pierre GELIN-MONASTIER
Sophie Quénon sera à Bayeux pour le festival Graine de mots, du 26 janvier au 7 février. Elle proposera une lecture-perfomance avec des textes de Duras, accompagnée par une plasticienne et un comédien, à l’Hôtel du Doyen.