Nos émotions musicales à l’épreuve des politiques culturelles
« Signes de pistes pour les droits culturels », la rubrique du Doc Kasimir Bisou
Profession Spectacle a la joie d’ouvrir dorénavant ses colonnes au Doc Kasimir Bisou. Bien connu dans le monde culturel, le Doc se propose de décrypter régulièrement une actualité afin d’y déceler des signes de pistes pour les droits culturels, au service d’une nouvelle et authentique politique culturelle.
J’ouvre la page « Sortie » du quotidien Sud Ouest et je tombe sur un article élogieux : l’ensemble Pygmalion présente à l’Opéra national de Bordeaux une œuvre de Mendelssohn, Arias, « un oratorio extraordinaire de théâtre, de vie, de contrastes ». Cette excellence artistique donne, évidemment, une bonne raison d’assister à la représentation. D’autant que le prix annoncé, entre 8 et 50 euros selon les situations, est acceptable.
Une page à côté, je reste attendri par un article chaleureux sur l’un des derniers concerts de Polnareff, dont je lis qu’il est « détenteur d’un patrimoine de chansons qui ont marqué deux décennies » ; la ferveur du public n’échappe pas à l’observateur : « Pour ses retrouvailles bordelaises, l’amiral retrouvait ses moussaillons qui n’avaient besoin que de le voir pour croire encore à lui ». Grand moment d’émotion, beau partage du sensible, de l’excellence artistique dans son genre. J’aurais dû y assister mais il m’aurait fallu débourser entre 52 et 95 euros, une autre gamme de prix qu’à l’opéra !
C’est mon ressenti !
En lisant à plusieurs reprises ces deux articles, je n’ai trouvé aucune différence de nature entre les deux concerts, notamment des différences qui permettraient de dire que l’émotion musicale à l’Opéra serait enrichissante pour l’esprit et que celle ressentie au concert de Polnareff serait moins valorisante. J’aurais dû dire, comme souvent dans le langage du milieu culturel : un concert « épanouissant », fait de délectation sublime d’un côté ; un concert de « divertissement », léger et un tantinet vulgaire de l’autre. Non, à lire les articles, aucun signe de différence des émotions.
D’ailleurs, je me demande bien comment le journaliste aurait pu classer le ressenti des spectateurs dans l’intimité de leurs univers sensibles… Qui saurait le faire d’ailleurs ? Pour être très honnête, et me faire souvenir, j’ai été marqué au fer rouge par l’entrée des Clash en concert au Lyceum en 1977 autant que j’ai pu l’être par le Château de barbe bleue de Bartók ou le Tabula rasa d’Arvo Pärt. On admettra sans peine que ces émotions fortes n’appartiennent qu’à moi, comme impressions indélébiles et irréductibles, opaques dirait Édouard Glissant. Et nul ne pourra me faire croire qu’elles appartiennent à la catégorie du divertissement, ou à celle de l’enrichissement de l’esprit. Jankélévitch, dans sa démonstration de la dimension « ineffable » de la musique, nous oblige à penser que nul groupe social, nulle autorité publique ne peut préempter la valeur de la musique pour les personnes : « La musique est inexpressive en ceci qu’elle implique d’innombrables possibilités d’interprétation entre lesquelles elle nous laisse choisir ». Liberté d’être. Le ressenti des concerts est singulier ou, comme le répète Rancière, « le spectateur compose son propre poème ».
Cette conclusion semble si évidente qu’elle paraît banale ; pourtant, si l’on fait un pas vers la politique culturelle de l’État ou des collectivités locales, elle est totalement défigurée.
Premier excès : « le spectateur-public »
Avec Pygmalion, le ressenti du spectateur est déjà catalogué ! La politique publique a désigné « l’œuvre ». Elle a donné une valeur artistique à l’objet musical, avant même que la personne ne soit entrée dans la salle. L’œuvre est nécessairement « de qualité » pour la vie commune puisque choisie par les experts, seuls, d’ailleurs, à être habilités à en discuter ! Pour cette politique culturelle, la personne assistant au concert n’a pas son mot à dire ; elle a, bien sûr, toute liberté d’écrire son propre poème, mais cette liberté n’a pas d’existence pour la vie commune. Au mieux, elle ne peut intéresser que son cercle privé d’amis ! Pour le responsable public, la personne n’est qu’un « public » sans parole. Elle refuse de l’être ? Elle n’est alors qu’un « non-public », vis-à-vis duquel la politique culturelle verse une larme de compassion.
Cette prépotence de l’œuvre désignée a fait beaucoup de dégâts dans l’histoire de la culture de notre humanité commune ; elle vit encore avec des avantages économiques qui, étonnamment, font payer au contribuable (massivement un non-public) la belle émotion des personnes écrivant leur poème avec la musique des experts !
Second excès : « le spectateur-consommateur »
Avec Polnareff, c’est l’inverse : le spectateur est roi, son poème importe énormément ! Mais pas le contenu du poème qui fait rêver ; uniquement sa traduction en désir de consommer les produits musicaux. Pour cette politique culturelle, l’intérêt général de la France réside dans le volume des ventes permettant à l’industrie musicale de participer à la croissance de l’économie créative et de ses emplois. Du côté de l’artiste, la règle d’intérêt général est identique : l’optimisation de l’économie. Si la musique ne se vend pas, elle n’a pas de valeur pour la collectivité.
Contrairement à Pygmalion, cette politique culturelle revendique de ne pas donner de valeur artistique aux objets musicaux ! C’est, par exemple, le credo étonnant du Centre national des variétés qui récupère et redistribue, au nom de l’État, une taxe de 3,5 % sur les consommateurs de Polnareff et de 58 000 autres concerts. Le CNV affirme, en effet, sa neutralité artistique. Seul le « professionnalisme » – c’est à dire la potentialité de l’artiste à devenir un entrepreneur rentable – est pris en compte par cette politique qui se dit encore « culturelle », on ne sait pourquoi, puisque même la partie de la taxe redistribuée à des projets doit répondre à ce même critère de professionnalisme !
La formule de Rancière est donc juste mais cache les deux dérives que lui a infligées la politique culturelle. D’un côté, le spectateur n’est que « public » sans voix audible pour la vie commune ; de l’autre, il est uniquement considéré comme « consommateur » exprimant ses désirs individuels sur le seul marché.
In medio stant les droits culturels
En revanche, avec le vote des lois sur les droits culturels des personnes – la loi NOTRe dans son article 103 ; la loi LCAP, Liberté de Création, Architecture, Patrimoine, dans son article 3 – la politique culturelle va devoir s’y prendre autrement.
Elle devra prendre au sérieux, pour la vie commune, la liberté de la personne d’attribuer une valeur à la musique pour y puiser son identité et entrer en relation avec les autres, au-delà des actes de commerce.
Mais, attention ! Cette liberté de la relation est, aussi et en même temps, un devoir pour chaque personne ! Chacun doit veiller à ce que sa liberté culturelle permette aux autres de déployer leur propre liberté. La liberté des « goûts et des couleurs » vaut pour tous, mais elle ne répond aux exigences des droits culturels que si elle fait « humanité ensemble » avec les autres libertés culturelles, et pas seulement en juxtaposant les cultures les unes à côté des autres !
Avec les droits culturels, il va falloir que le responsable public vérifie que les amateurs de Pygmalion ont convaincu les fans de Polnareff qu’il est normal qu’ils payent leur place au coût réel augmenté d’une taxe de 3,5 %. Réciproquement, il va falloir vérifier que les amateurs de Polnareff considèrent tout à fait juste que les fans de Pygmalion aient la liberté de ne payer qu’une faible partie du coût du concert, le reste étant financé par le contribuable ! En clair, la politique des droits culturels doit garantir que la liberté avantageuse des uns est parfaitement justifiée aux yeux des autres. Il faudra une discussion ouverte, publique et documentée pour que chacun accepte de reconnaître le droit des différentes personnes de bénéficier de conditions optimales pour exercer leur liberté effective, et pas seulement pour s’octroyer, à soi, le maximum de possibilités d’être libre.
Avec comme balise d’espoir que chacun puisse écrire, toujours plus librement, son poème en enrichissant l’humanité de la diversité de ses apports aux autres. Une nouvelle histoire pour la politique culturelle !
Jean-Michel LUCAS et Doc Kasimir BISOU
Doc Kasimir Bisou, c’est le pseudonyme officiel de Jean-Michel Lucas, personnalité connue pour sa défense acharnée des droits culturels. Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie dans son parcours enseignement – comme maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles.
Interventions du Doc Kasimir Bisou : site de l’Irma.