Les raccourcis déracinés d’Emmanuel Macron sur la culture
Chaque déclaration d’Emmanuel Macron fait l’objet de controverses, discussions et réactions… Sa récente assertion sur la culture n’a pas été sans susciter des prises de position : « Notre culture ne peut être une assignation à résidence : il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France. Diverse, multiple. »
Sitôt prononcée, sitôt commentée. Premier soutien manifeste, et non des moindres dans le microcosme politique : Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la culture des gouvernements de Jean-Pierre Raffarin, sous la présidence de Jacques Chirac (2002-2004). Dans un article paru dans Le Figaro et intitulé : « Emmanuel Macron a raison, il n’y a pas de culture française », Jean-Jacques Aillon écrit :
« Avec beaucoup d’intelligence, il relevait que si on ne pouvait pas, sans caricature, parler de «culture française», il y avait bien une culture en France et que cette culture était diverse. »
Le sophisme de Jean-Jacques Aillagon
Ceux qui ne sont pas d’accord avec Emmanuel Macron – et donc lui, Jean-Jacques Aillagon ? Il s’empresse de citer le Front national, histoire de bien manifester que les opposants sont dans le mauvais camp, puis s’intéresse à Yves Jégo, un garçon pourtant fort gentil… Que lui est-il arrivé pour se fourvoyer à ce point, sinon de faire passer les enjeux électoralistes avant le bon sens ? Oui, décidément, « l’esprit partisan rend trop facilement – et c’est l’une des failles de la vie politique – prompt au parti pris ».
Mais Jean-Jacques Aillagon lui-même a un parti pris résolument marqué. Il ne se contente pas de donner raison à Emmanuel Macron sur le fond, il multiplie encore les encensements de l’homme, pro hominem, jusqu’à écrire une conclusion qui relève de l’élégie.
Monsieur Jean-Jacques Aillagon est évidemment libre de choisir son candidat à la prochaine présidentielle, mais qu’il le soutienne au moins avec une argumentation de fond qui se tienne ! Le nœud de son argumentation tient en un présupposé et une assertion, qu’on pourrait reprendre dans le sophisme suivant : culture française et diversité s’opposent ; or la culture est l’assemblage d’influences étrangères et locales (régionales) ; donc il ne peut y avoir de « culture française ».
Non, le qualificatif « français » n’est pas « nationaliste » !
Le philosophe André Sénik n’écrit pas autre chose : « L’argumentation d’Aillagon repose sur un sophisme tout bête, le faux dilemme, selon lequel de deux choses l’une : ou bien une culture est nationale, si elle est figée et fermée aux apports extérieurs, ou bien elle est en devenir et ouverte aux apports extérieurs, et dans ce dernier cas, elle n’est pas nationale. Elle est un mélange, et elle n’est qu’un mélange. »
Différents questionnements de fond surgissent : une culture « française » est-elle une culture « nationale » ? Cela suppose déjà de voir la France comme une nation, concept centralisateur né – dans son acception contemporaine – de la Révolution française. Plus encore, l’ancien ministre ne définit jamais ce qu’il comprend dans le mot culture.
J’ai déjà mis en garde contre la confusion des sens que revêt un tel terme : nous ne pouvons parler de culture (au singulier) qu’a posteriori, aux sens anthropologique et historique, quand elle est source d’exclusion pour qualifier les manifestations artistiques dans le temps présent.
La culture française a toujours su « se moquer des frontières » !
L’écrivain François Taillandier est le premier à ironiser sur ce sophisme, dans une tribune intitulée « La culture du Hub » et publiée dans le journal L’Humanité du 9 février dernier.
« Les artistes et les intellectuels de ce pays ne l’ont pas attendu pour se moquer des frontières, depuis l’architecture romane, initiée par les Lombards, jusqu’à Charles Trenet empruntant au jazz américain. « A quoi bon se laisser enclore en un pays ? » demandait déjà Paul Valéry, pourtant un arrière-petit-fils évident de Descartes et de Racine (qui étaient français, je crois). »
Dans une chronique diffusée sur Radio Notre-Dame, le 8 février, Gérard Leclerc fait écho à François Taillandier. Il commence par souligner les accointances entre la parole d’Emmanuel Macron et les sempiternels débats sur l’identité française : parler de culture française consisterait, selon le candidat du mouvement En Marche, à fixer un périmètre exclusif et s’enfermer ethniquement. Pour l’essayiste, c’est tout le contraire : c’est parce qu’il y a une culture française qu’un dialogue est possible, que l’opposition est féconde, qu’un enrichissement mutuel devient souhaitable, qu’un approfondissement de l’humanité apparaît comme pensable et réalisable.
« C’est l’existence de génies nationaux qui contribue à la richesse du monde et au déploiement de l’universel. Et puis la culture, c’est le contraire même de la fixation dans un moment figé du temps. C’est, à l’inverse, la médiation indispensable à l’essor de l’intelligence grâce à la sollicitation des courants qui ne cessent d’irriguer la vie de l’esprit, au besoin en s’opposant. […]
Non, la culture d’un pays ne mène pas à l’enfermement, elle invite à l’approfondissement et à l’enrichissement de l’esprit. Sa pluralité interne n’est perceptible que par l’appartenance commune à une histoire, qu’il s’agit de prolonger, en tenant compte de ce qu’elle nous a appris, en tâchant de créer et d’inventer dans la fidélité et l’infidélité. »
Emmanuel Macron : un « candidat-drone » sans enracinement
François Taillandier privilégie quant à lui le terme d’enracinement, plutôt que celui d’identité. Il décèle, derrière l’assertion d’Emmanuel Macron, une autre pensée qui n’ose pas s’affirmer : « employer le qualificatif « français » pour quoi que ce soit, serait au fond une sorte d’obscénité, ou de grossièreté, à tout le moins de maladresse. Un mot suranné, un mot de péquenot attardé. Un mot qu’il faut s’excuser d’avoir prononcé. »
Le romancier qualifie l’ancien ministre de l’économie de « candidat hors-sol », de « candidat-drone ». La preuve ? Il n’est héritier d’aucune tradition politique connue ; il se veut le pragmatique rassembleur de catégories diverses, prises abstraitement, sans pour autant définir de principes fondamentaux, de vision anthropologique – c’est-à-dire sans enracinement historique.
« Tout sentiment d’enracinement lui est contraire. Au diable l’histoire, les héritages ! Il nous convie à entrer dans une abstraction kantienne, fonctionnelle et planétarisée comme un hub d’aéroport ou le hall d’accueil d’une multinationale. C’est probablement ça, au fond, sa « culture en France » diverse et multiple. »
À regarder notre histoire, toutes les influences – locales, nationales, étrangères – ont bien construit une culture française, diverse et multiple, pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron. A regarder maintenant le présent, cette unité de la culture française est en chantier, du fait de la diversité des manifestations artistiques…
Plutôt que de nier un état de fait, au lieu d’affirmer un libéralisme culturel informe, Emmanuel Macron et Jean-Jacques Aillagon devraient davantage s’interroger sur ce qui permettrait d’unir les différentes manifestations artistiques. Car les sacro-sainte valeurs de la République n’en semblent plus vraiment capables…
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