Le CNC et le documentaire : la démission artistique de l’audiovisuel français !
Profession Spectacle s’est rendu à la conférence de presse de l’Observatoire de la production audiovisuelle, organe du CNC qui présentait le bilan de son action sur l’année écoulée (2015). Nous avons dressé hier un bilan complet concernant la fiction, l’animation et le spectacle vivant. Nous nous intéressons aujourd’hui au cas particulier et délicat du documentaire, en confrontant les déclarations du CNC au regard acéré du réalisateur et producteur Marc Faye, signataire de la fameuse tribune « Nous sommes le documentaire ».
Les incertitudes du cinéma documentaire
Si le documentaire reste le format le plus aidé par le fonds de soutien à la production du CNC, son avenir reste flou. Malgré les premiers effets de la réforme de 2015, dite « Réforme du soutien à la production documentaire », le documentaire souffre encore d’une crise des diffuseurs tenace : le volume des documentaires soutenus continue de se tasser avec 2 480 heures aidées (-4,3 %) ; le nombre de producteurs aidés continue de descendre (536 en 2014, 445 en 2015) en dépit d’une légère hausse des aides à ce genre cinématographique (+2,7 %).
Si la vigilance s’est accrue concernant le « documentaire de création », permettant ainsi l’arrêt de certains soutiens pour les productions « NRJ12 » (type « Tellement Vrai ») qui n’avaient de documentaires que le nom, les petits producteurs de documentaires restent dans l’incertitude face à la généralisation des formats « magazines »1. Les chaînes de télévisions locales, qui financent la quasi-totalité des documentaires de création, se débattent pour survivre devant l’hégémonie des formats imposés par les chaînes nationales : « La télévision n’a qu’un seul mot à la bouche, l’hybridation, le mélange magazine-documentaire pour requalifier des magazines en documentaires de création », constate le réalisateur Marc Faye, qui a par ailleurs créé sa maison de production Novanima.
Un nouveau mécanisme de soutien : le 1 € pour 2 €.
Le documentaire de création est donc en eaux troubles, entre une baisse de la demande des chaînes de télévision locales et une réforme qui peine à instaurer un véritable changement. Frédérique Bredin, présidente du CNC, souhaite néanmoins montrer qu’elle a perçu les difficultés du secteur : « Nous sommes bien conscients du rôle joué par les TV locales dans le soutien aux œuvres moins formatées et dans l’émergence de jeunes talents. C’est pourquoi, après concertation avec les organisations professionnelles, nous proposerons très prochainement, un nouveau mécanisme de soutien à ces documentaires. »
Cette annonce fait référence à une innovation proposée dans le cadre des nouvelles conventions État-Régions-CNC : le « 1€ (CNC) pour 2€ (Régions) ». Cette mesure garantit aux régions qui choisiront d’investir en soutenant les diffuseurs locaux, une participation du CNC selon ce principe – ce soutien existe par ailleurs déjà pour les aides à la production audiovisuelle régionales. Un premier geste positif selon Marc Faye : « C’est cohérent car cela encourage les diffuseurs locaux à se professionnaliser, à ouvrir des espaces de créations et d’originalité. Le but du jeu, c’est quand même de défendre la création ! »
Vers l’uniformisation sans risques ni création ?
Malgré ce pas dans la bonne direction, la tribune « Nous sommes le documentaire » – cosignée par plus de 1 200 professionnels de l’audiovisuel et publiée dans Le Monde du vendredi 13 mars 2015 – reste toujours d’actualité selon lui. Le véritable problème semble être celui d’une certaine renonciation des chaînes nationales à exercer leur mission de service public : un formalisme des programmations toujours plus grand, le diktat des cases – donc des formats de création – à respecter, la course à l’audimat… Un véritable échec des politiques de l’audiovisuel et de la culture que ne saurait compenser ce nouveau mécanisme ?
Marc Faye aurait tendance à le penser : « On demande au CNC de compenser la démission des services publics, l’échec des missions des chaînes nationales. Il y a des indicateurs de qualité des programmes (Prix en festival, Étoiles de la SCAM, Label Image en bibliothèque…), de circulation et de rayonnement des films à l’international, de renouvellement de la création (soutien au premier et second films), de parité (la proportion des réalisatrices sur les TV nationales est seulement de 17 %), mais le plus pertinent pour défendre la création est celui de la prise de risque. Accepter de ne pas faire du 52 minutes (ndlr : format le plus répandu dans les magazines, qui tend à devenir la norme unique), qu’il y ait des écritures qui régénèrent la création. La création, c’est la prise de risque, c’est la sélection en festivals. Tout ne peut pas être jaugé à l’aune de l’audimat, surtout en ce qui concerne le service public. Et combien de documentaires financés par France 2 tournent en festivals ? »
Pour une décentralisation de l’audiovisuel public
Marc Faye plaide pour une solution plus radicale qu’un simple soutien du CNC aux productions locales : une réforme fiscale, dans la lignée de la réforme territoriale, qui consacrerait une véritable décentralisation. Faire bénéficier les chaînes locales de la contribution à l’audiovisuel public (nouveau nom de la redevance télé) : une juste répartition rendrait plus autonomes les diffuseurs régionaux et reconnaîtrait l’intérêt de leur action en tant que service public, en plus d’acter la reconnaissance de la création dans les territoires. Par exemple, c’est France 3 National qui récolte l’argent de la contribution à l’audiovisuel public, puis le redistribue à ses antennes régionales.
Marc Faye y voit un problème plus large encore, quand il observe que les antennes n’ont pas de délégations, au sein de l’entreprise, en capacité de peser sur les décisions : « Est-ce qu’on est vraiment une entreprise quand on n’a pas de délégations avec une emprise minimum sur l’argent, la stratégie sur les grilles, sur l’organisation du contenu, et qu’on doit demander la permission à France 3 national pour programmer comme on le souhaite ? »
Une situation pleine de paradoxes, qu’il résume avec fermeté : « Le CNC compense un manque de courage politique. Pour la réforme territoriale, faire une vraie décentralisation audiovisuelle et cinématographique. Pour la réforme du COSIP, que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) rappelle Arte et France Télévision à leurs obligations en tant que service public, dont la première est la prise de risque. »
Les contradictions du CNC et de l’audiovisuel public français
Marc Faye estime que la SCAM, le groupe « Nous Sommes le Documentaire », les syndicats comme le SPI ou l’USPA (syndicats de producteurs) et différentes associations d’auteurs sont aujourd’hui en mesure de faire des propositions de manière unitaire et cohérente ; la réponse des institutions reste malheureusement décevante : « Il y a une considération pour notre parole, mais on sent bien que la création : c’est problématique en terme de contenu, ça ne rentre pas dans leurs cases. On comprend que la direction de l’audiovisuel est là pour accompagner le marché, pas la création. »
Une démission que Marc Faye explique par une incohérence qui semble inhérente aux missions que se donne actuellement le CNC : « Le CNC est à l’origine un système de flibustier, reposant sur la répartition : prendre via la billetterie des salles de cinéma et des entrées pour des blockbusters américains par exemple pour financer des courts-métrages, des documentaires, des films fragiles français ou ouverts sur le cinéma du monde. Depuis 2011, avec la réglementation des aides, on a normé les soutiens, on a imposé de suivre la règle. Mais on est dans un environnement professionnel où chaque film devrait être un prototype ! Si tu veux faire un film sur l’Irak de six heures, tu fais un film de six heures2 ! C’est l’artistique qui prime. Le CNC est dans une contradiction première d’amener de la norme dans un milieu où tout est fait pour laisser un espace de liberté pour la création. »
Le nouveau mécanisme de soutien annoncé par le CNC suffira-t-il à redonner un nouveau souffle à la production de documentaires – ainsi qu’à leur diversité –, comme l’espère Frédérique Bredin ? Ou bien le problème est-il plus fondamental, nécessitant une véritable refondation des politiques audiovisuelles aux niveaux national et régional, comme le pense Marc Faye ? Les premiers éléments de réponse viendront probablement dans les mois qui viennent, au moment du « Sunny Side of the Doc » : lors du fameux festival dédié au cinéma documentaire, qui se tiendra à La Rochelle du 20 au 23 juin, sera dressé un premier bilan de la réforme du COSIP. Affaire à suivre de très près…
Maël LUCAS
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1 Voir les annonces de Diego Bunuel, patron du documentaire sur Canal+, au Marché International du film documentaire de La Rochelle : « Faire des putains de films documentaires coproduits avec des partenaires étrangers et capables d’aller concourir à Tribeca ou même Cannes ». On citera le projet « dérangeant » Breaking Into Europe, sur des migrants africains à qui la production confie 120 caméras, les chargeant de filmer eux-mêmes leurs mésaventures et souffrances…
2 Référence au documentaire Homeland : Irak Année Zéro, écrit et réalisé par le cinéaste franco-irakien Abbas Fahdel, et récompensé dans de nombreux festivals internationaux.