« Le Chant du cygne » par Robert Bouvier : un Tchekhov à la mode fantaisiste

« Le Chant du cygne » par Robert Bouvier : un Tchekhov à la mode fantaisiste
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Du texte très court d’Anton Tchekhov, écrit à l’âge de 26 ans, Robert Bouvier construit une pièce d’1h15. Il garde l’intégralité du texte et l’enrichit d’une mise en abyme, construite à partir d’un trou de mémoire du vieil acteur. Il déploie, dans le temps, les nombreuses problématiques de la pièce originale, en la ponctuant d’épisodes comiques rivés au présent de la représentation – au risque d’en faire trop, la dispersion du propos immobilisant parfois l’acte dramaturgique.

L’exploration de l’espace relationnel entre les deux personnages est cependant un réel atout-ajout de cette adaptation, à l’appui d’un duo bien assorti : Roger Jendly et Adrien Gygax.

Questionner par la mise en abyme

Il ressort, de cette lecture de Tchekhov, un questionnement sur l’art dramatique grâce à une mise en abyme : nous assistons aux dernières répliques de Roger-Vassilievitch sur les planches. Le procédé, bien connu, est mené de manière inégale au long de la pièce. Il prend de plus en plus d’ampleur à mesure que le rythme s’accélère – comme le souffle du vieil acteur.

Un réel effort d’efficacité est notable dans ce palimpseste scénique, notamment dans le dernier temps de la pièce : les deux réalités théâtrales – celle de Tchekhov et celle de Robert Bouvier – se succèdent de manière fluide, dans un jeu que mène généralement Roger, suivi docilement par Adrien-Nikita. Quatre voix s’entremêlent ainsi constamment. La réalité des comédiens mis en abyme prend le pas sur celle des personnages de Tchekhov. Le spectateur ne distingue pas toujours qui parle, tant la frontière est mince. Au fil d’une tirade qui semble évoquer la vie réelle, Roger interpelle soudain son partenaire de jeu en l’appelant Nikita ; Adrien reprend alors aussitôt la posture du souffleur courbé. Ce va-et-vient accéléré manifeste de manière forte la puissance de l’acte dramatique, en ce que le jeu des répliques est une source vitale, un moyen de redonner vie à l’acteur esseulé, angoissé devant la mort. Les mouvements du cœur de Roger semblent rivés aux répliques qui jaillissent de sa mémoire, via son personnage de Vassili.

La mise en abyme se perd parfois dans certaines facilités. Le procédé prend même des allures enfantines, dignes d’une kermesse, notamment quand le jeune Adrien se prête à une relecture du personnage de Nikita, à force d’accents, de mimes, « appris dans son école de théâtre ». Ces développements superflus – la mnémotechnique à l’appui d’une technique audiovisuelle pour soulever les difficultés de l’apprentissage d’un texte, la « sculpture » du personnage de Nikita qui se perd dans des caricatures grotesques, les plaintes d’Adrien… – font perdre de vue la profondeur de la proposition… Si le sourire affleure devant ces moments comiques (réussis dans leur ordre) et didactiques, nous nous éloignons dans le même temps de la matière humaine de Roger et Adrien.

La fin de la pièce la reprend cependant à bras-le-corps, en une proximité palpable, soulignant la question cruciale de la pièce originale : face à la finitude humaine, le théâtre est-il le lieu du mensonge et de l’illusion ou celui de la vie ?

Une tendre asymétrie

La relation entre Vassilievitch et Nikita est à l’honneur dans cette mise en scène, contrairement au texte original. Dans la proposition de Robert Bouvier, le jeune vis-à-vis du vieil acteur moribond prend la parole en son nom propre et ouvre ainsi à une autre dimension.

Le duo fonctionne bien, servi par deux acteurs remarquables. Nikita-Adrien apparaît au service de l’effort de réanimation, par la mémoire du théâtre, de Vassili-Roger. L’importance de la relation entre ces deux personnages est exprimée avec finesse par Roger Jendly et Adrien Gygax. Une tendresse manifeste se dégage, au creux même de l’asymétrie de la relation, entre un Vassili autocentré devant l’abîme de la mort et un Nikita qui se fait l’instrument du réveil de l’artiste, l’accompagnant, dos courbé, dans les mille pulsations des répliques retrouvées. Il recourt aussi à ses propres ressources : la comédie musicale, dans un ultime acte de transfert de jeunesse et d’énergie offert à Roger. Adrien Gygax, formé à l’Académie Internationale de Comédie Musicale, offre alors une courte performance aussi impromptue que sympathique.

Un don pour prolonger l’existence

Si Nikita est le miroir de Vassili dans la pièce de Tchekhov, Robert Bouvier propose davantage une relation de maître à disciple. La frontière entre le théâtre et la vie devient efficacement brouillée. Ces deux générations de comédiens qui se font face semblent par ailleurs s’engendrer mutuellement. À la manière de la relation qui unit Calvero et Terry, dans Les Feux de la rampe : véritable chant du cygne de Charlie Chaplin, cette œuvre cinématographique évoque la question du pouvoir de l’art, face à la vieillesse ou la maladie. La jeune Terry guérit de sa paralysie jusqu’à danser à nouveau, grâce à Calvero qui croit en elle, tandis qu’elle redonne vie au vieux clown, jusqu’à réveiller son génie.

La fantaisie de Robert Bouvier propose un phénomène inversé : c’est le jeune qui est prétexte à la vie du vieil artiste. Le don dévoué d’Adrien à Roger, pour faire reculer l’angoisse et la mort, est ici montré. Le jeune comédien ne ménage pas son énergie, sa créativité, ses talents, « s’abaissant » à prendre la place du bouffon, du manutentionnaire, pour que l’autre – le vieux Roger – grandisse à nouveau, ou prolonge son existence. Ce n’est cependant pas ici l’ordre des choses : Roger doit mourir, mais après avoir livré quelque chose de son art, après avoir montré son pouvoir.

Art et finitude

Roger a perdu le sens de son art, ainsi que la confiance dans le public, quand il a dû choisir entre l’amour d’une femme et sa passion : « Oui, j’ai compris que l‘art sacré n’existait pas, que tout n’était que leurre et mensonge, que je n’étais qu’un esclave, un jouet pour oisifs, un bouffon, un pitre ». Le réveil du sens intervient dans ce théâtre au fil des répliques – souvenirs de performances pour le comédien. Les mots de Roger sont reçus, offerts à Adrien et à chacun de nous dans leur force de vie, dans leur authenticité au-delà de la trahison du public.

L’achèvement de la pièce avec un extrait du Roi Lear pousse à son terme le combat entre l’irréductibilité de la vie et la finitude. De même que la parole, le jeu théâtral n’est ainsi pas une réalité solitaire ; il est un échange de mots qui accompagne et explore le mouvement vital.

Une ouverture aux trois dimensions de la réalité théâtrale

Roger interpelle à plusieurs reprises la régie, exigeant lumière, bruitage, pour incarner le texte de Tchekhov. Ce n’est pas sans facilités, mais l’impact est réel sur le spectateur, dont les sens sont mis en éveil : l’écoute se fait plus attentive, le regard plus accoutumé aux ambiances visuelles et sonores. La seule question qui demeure en suspens est celle de l’opportunité d’une telle démarche, qui risque à nouveau de disperser le propos, voire de le circonscrire à une approche didactique.

Nous préférons ce moment comique qui voit le souffleur remplacé par un prompteur : celui-ci s’emballe, jusqu’à prendre le pas sur l’acteur, devançant même ses répliques, l’entraînant dans une parole qu’il n’habite plus, qu’il ne veut pas prononcer. L’effet comique autant que la problématique soulevée – celle de la limite de la technique lorsqu’elle prend le pas sur l’homme pour devenir technologie – fonctionnent. Une petite pépite au milieu d’un foisonnement de moyens qui explicitent davantage des enjeux de mise en scène qu’ils ne déploient un théâtre vivant.

Une variation (très) fantaisiste du texte de Tchekhov, assumée par le metteur en scène et les comédiens, qui ne manquera pas d’interpeler ceux qui s’intéressent à la création d’une ambiance, d’un spectacle.

Pauline ANGOT 



DISTRIBUTION

Texte : Anton Tchekhov

Traduction : André Markowicz et Françoise Morvan

Création originale : Robert Bouvier

Avec Adrien Gygax et Roger Jendly

Collaboration artistique : Vincent Fontannaz

Scénographie, costumes : Catherine Rankl

Musique originale : Mirko Dallacasagrande

Univers sonore : Julien Baillod

Création lumières : Pascal Di Mito

Création vidéo : Alain Margot

Maquillage : Talia Cresta

Régie générale : Bastien Aubert

Stagiaire technique : Baptiste Ebiner

Crédits photographiques : Fabien Queloz



DOSSIER TECHNIQUE

Informations pratiques

  • Public : à partir de 14 ans
  • Durée : 1h15
  • Site : Compagnie du Passage
  • Diffusion : Danielle Monnin Junod & Damien Modolo au +41 (0)32 717 82 51 et info@compagniedupassage.ch

 



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée :

  • du 7 au 30 juillet 2017 :  Théâtre du Girasole (Avignon Off – France)
  • 30 novembre 2017 : Sion – Théâtre de Valère (CH)
  • 1er décembre 2017 : Bulle – CO2 (CH)
  • 3 décembre 2017 : Berne – Théâtre de la Ville – Vidmarhallen (CH)
  • du 5 au 9 décembre 2017 : Antibes – Anthéa, Antipolis (Fr)
  • 12 décembre 2017 : Guéret – La Fabrique (Fr)
  • Du 14 au 17 décembre 2017 : Neuchâtel – Théâtre du Passage (CH)
  • 18 et 19 décembre 2017 : Bienne – Spectacles français – Théâtre de Poche (CH)
  • 20 et 21 décembre 2017 : La Chaux-de-Fonds – TPR (CH)
  • du 11 janvier au 11 février 2018 : Genève – Théâtre de Carouge (CH)
  • 13 et 14 février 2018 : Nancy – La Manufacture (Fr)
  • 16 février 2018 : Pont-Ste-Maxence – La Manekine (Fr)
  • du 22 au 25 février 2018 : Givisiez – Théâtre des Osses (CH)
  • 27 février 2018 : Annecy – Auditorium-Seynod (Fr)
  • du 1er au 4 mars 2018 : Givisiez – Théâtre des Osses (CH)
  • du 20 au 25 mars 2018 : Lausanne – Pulloff (CH)
  • 27 mars 2018 : Thonon-les-Bains – Maison des Arts du Léman (Fr)



 

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