La Gauche culturelle fait la sourde oreille
Depuis longtemps la Gauche française aime la culture. Mais actuellement le « modèle » mis en place par les socialistes « s’essouffle, perd de sa consistance ». J’ai lu cela dans une tribune de Libération1 écrite par madame Marion Fontaine en introduction d’un colloque de la Fondation Jean Jaurès en janvier 2017.
« Signes de pistes pour les droits culturels », la rubrique du Doc Kasimir Bisou
La tribune se concluait par une espérance curieusement formulée : « Il ne serait pas superflu au moins de réinvestir les questions culturelles au sens large pour voir comment elles pourraient servir l’émancipation indissolublement individuelle et collective ».
Un silence inexcusable
« Réinvestir les questions culturelles » ? De surcroît : « Au sens large » et à des fins « d’émancipation » ? Le défenseur des droits culturels que je suis ne peut que trouver l’idée géniale et impérative. Il serait même temps de s’y mettre puisque la loi française, depuis 2015, exige que les politiques culturelles changent leurs paradigmes. Elles doivent maintenant être « investies » par les droits culturels des personnes avec comme finalité publique : « faire humanité ensemble » !
Pourtant, ni madame Fontaine – chercheure au centre Norbert Elias –, ni Libération – grand média moderne -, et encore moins la Fondation Jean Jaurès – think tank d’influence –, ne s’en sont aperçus. Inconnus au bataillon, l’article 103 de la loi NOTRe et l’article 3 de la loi LCAP, qui obligent les collectivités à garantir à chacun le respect de ses droits humains universels que sont les droits culturels.
Ce silence est inexcusable. Il est même coupable, car la loi républicaine a intégré les droits culturels pour une raison tout à fait indiscutable : les droits culturels des personnes sont, en effet, parties intégrantes et indissociables du référentiel des « droits universels de l’homme » consignés dans la Déclaration de 1948 et dans les deux Pactes internationaux de 1966. Faire comme si les droits culturels des personnes étaient invisibles est d’une étrangeté idéologique pour des militants de gauche.
L’obsession de la Démocratisation de la culture
Toutefois, en regardant le site de la Fondation Jean Jaurès, j’ai cru saisir les raisons profondes d’un tel silence ; elles tiennent, me semble-t-il, à un attachement viscéral de la Gauche française à la « démocratisation de la culture ». La Fondation a ainsi publié un article du professeur Jean-Michel Tobelem qui déclare sa flamme à la haute culture.
« Si l’on considère que certaines formes de culture représentent les manifestations les plus précieuses et les plus éclatantes de l’esprit humain (ce qui justifie d’ailleurs un lourd investissement de la collectivité publique pour leur préservation et leur diffusion), il convient de chercher à les faire partager par le plus grand nombre. Et cela n’empêche pas que chacun se forge par surcroît la forme de culture qui lui correspond le plus. »
J’ai sursauté quand j’ai lu cette affirmation : contrairement à la logique des droits culturels, il existerait des formes de cultures qui auraient le privilège d’être « les plus précieuses » pour tous les esprits humains, d’où qu’ils viennent, où qu’ils aillent ! Il faudrait donc admettre, sans discuter, que les formes « les plus éclatantes » pour monsieur Tobelem le sont aussi pour vous, pour moi, pour quiconque sur la planète Terre ! Qui a donc ce pouvoir gigantesque de désigner et de classer les formes culturelles comme on classe les métaux : les précieux d’un côté, les « banals », « vulgaires » et « sans valeur » de l’autre. Qui détient cette puissance secrète de déclarer les formes précieuses et éclatantes à protéger et celles qui peuvent être exclues par la politique publique, donc laissées pour compte à la brutalité des marchés du divertissement ? Nul ne peut négliger les questions que pose à la démocratie la prérogative exorbitante de mettre sur le trône de l’humanité les bonnes valeurs culturelles et de jeter les autres aux oubliettes de notre humanité commune.
De ce point de vue, il est manifeste que le professeur Tobelem a oublié l’histoire ! Depuis 2001, et encore plus depuis la reconnaissance des droits culturels dans la loi NOTRe, la culture de l’humanité est « précieuse » parce qu’elle est composée de la diversité des cultures des personnes. « La diversité culturelle est le patrimoine de l’humanité », dit l’article 1 de le Déclaration universelle sur la diversité culturelle. Nul n’a le monopole de « l’éclairage » des esprits humains, puisque chaque personne apporte sa précieuse culture aux autres êtres d’humanité. Finie la douceur du chemin vers l’œuvre d’une précieuse beauté.
Le temps de la Relation est arrivé
Il faut plutôt dire que chaque liberté humaine est appelée à affirmer sa culture (dont ses arts) et à se confronter à l’adoration, l’approbation, la curiosité, les réticences, l’hostilité, le mépris, l’indifférence ou la distinction des autres êtres d’humanité ! La responsabilité culturelle publique n’est plus de choisir l’œuvre libératrice pour tous ; elle est d’ouvrir au maximum l’espace public pour qu’il bouillonne d’interactions entre les cultures. Un espace public dynamique où la personne, libre, est reconnue – selon l’expression parlante d’Alain Renaut2 – dans ses attachements à sa culture tout en trouvant, par « la relation » avec les autres libertés, le chemin de ses arrachements culturels indispensables à son autonomie. « La relation ! » Merci à Édouard Glissant de m’avoir tant éclairé par ses réflexions : « Dans la Relation, ce qui relie est d’abord cette suite des rapports entre les différences à la rencontre les unes des autres3 ».
La « Relation » de personnes à personnes a échappé au professeur Tobelem : il n’a d’yeux que pour les objets d’art. Or, que je sache, la Joconde ne se lève pas tous les matins en se disant : « Je suis une œuvre d’art » ! Aucun objet d’art n’a de valeur en soi ; sa valeur est la résultante des discussions entre des êtres d’humanité qui, dans leur liberté, les défendent ou les rejettent. Dur combat, fût-il pacifique ! Le professeur Tobelem n’a rien vu de ces exigences discursives de la relation entre les personnes qu’imposent les droits culturels. Il en est resté aux objets à valeur imposée, sans autres débats qu’entre happy few !
Sortir de l’accès aux objets culturels
La même mésaventure est arrivée à Jean Blaise. Il s’agit toujours de la Gauche et de savoir comment la rénover. Cette fois, c’est le quotidien Le Monde qui s’en fait l’écho dans ses pages « Idées »4. Raphaëlle Rérolle interroge Jean Blaise, connu et respecté pour l’excellence des initiatives artistiques qu’il a su prendre à Nantes. En quelques paragraphes, Jean Blaise montre la voie que devrait suivre la politique culturelle de Gauche. Le titre de l’article est d’ailleurs fort prometteur : « Faisons vivre la culture dans l’espace public ». J’aurais pu en dire autant !
Mais les mots n’ont pas toujours la profondeur de sens qu’on leur prête et les idées peuvent vite s’arrêter à la pratique du monde ! Ainsi, on s’aperçoit que « vivre la culture » signifie seulement que des « spectateurs » pourront croiser des objets d’art choisis par les institutions culturelles publiques. C’est comme une évidence puisque « nous avons en France des musées, opéras, théâtres et salles de concerts magnifiques » ! La réserve de Jean Blaise est que ces stocks de biens artistiques sont trop enfermés dans leurs murs. L’enjeu de la politique culturelle rénovée de la Gauche est ainsi de rendre ces offres de biens artistiques « accessibles et désirables » en les faisant sortir « dans la rue et les jardins ».
Sous la plume de Jean Blaise, comme d’ailleurs du professeur Tobelem, ces offres de biens constituent la culture de référence pour tous les êtres d’humanité. Par conséquent, la politique culturelle réduit sa raison d’être à la consommation de ces biens par le plus grand nombre possible de demandeurs.
Condoléances pour l’utopie perdue : cette Gauche culturelle se vante de la présence de 750 000 consommateurs dans les rues de Lille en 2004 – ce qui reste quand même loin des 4,6 millions de spectateurs de la tournée des Stones en 2005 ! Elle réduit sa responsabilité politique aux taux de consommation des bons produits artistiques du secteur culturel. Les solutions de Jean Blaise sont certainement justes pragmatiquement – je devrais dire « efficaces » pour augmenter les rotations d’avions à l’aéroport de Nantes – tant que l’on considère que la responsabilité publique se réduit à faire vivre le « secteur » des offres et demandes de biens culturels !
La lourde responsabilité de la politique culturelle
Mais ce n’est plus l’heure : en se référant aux droits culturels de la personne, le législateur a donné une portée beaucoup plus grave à la politique culturelle. La personne doit consommer mais sa relation à sa culture et à celle des autres ne peut pas être limitée à des échanges de biens ; vibre en effet partout le risque des replis culturels et des luttes meurtrières qui les accompagnent.
Il faudrait certainement le dire à Jean Blaise (et au Monde, par la même occasion) : l’enjeu culturel est effectivement que la culture vive dans l’espace public ! Mais pas au sens rapetissé par Jean Blaise ! Dans le sens où chacun apporte sa liberté culturelle à la relation avec les autres et co-construit avec eux un parcours émancipateur, pour tenter de mieux faire humanité ensemble. Libertés artistiques, libertés des modes de vie, libertés de croire ou de ne pas croire… Il faut un espace public ouvert aux discussions, où l’État et les collectivités garantissent que les compromis permettent de respecter, protéger, mettre en œuvre les libertés culturelles des personnes5. Et non l’inverse en ces temps d’hyper sécurisation.
Telle est l’éthique des droits culturels des personnes, maintenant inscrits dans le droit républicain. Espérons que la Gauche se rappellera ses attachements aux droits humains fondamentaux, même si ce n’est pas encore pour les élections présidentielles en cours.
Doc Kasimir BISOU
Lire : toutes les chroniques du Doc Kasimir Bisou.
Notes
1 Libération du 24 janvier 2017
2 Alain Renaut dans Un humanisme de la diversité : essai sur la décolonisation des identités (Flammarion, 2009)
3 Édouard Glissant dans Philosophie de la relation (Gallimard, 2009)
4 Le Monde du 14 janvier 2017
5 Ces obligations sont formulées dans l’Observation générale 21 du Comité de suivi du Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels, ainsi que dans la Déclaration de Fribourg.
Doc Kasimir Bisou, c’est le pseudonyme officiel de Jean-Michel Lucas, personnalité connue pour sa défense acharnée des droits culturels. Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie dans son parcours enseignement – comme maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles.
Ras le bol des bobos gauchistes et de leur pseudo culture !!. Mettre des sommes folles dans ce mensonge que vous appelez « culture» est 1 scandale .
Au moment où on a 8 millions de chômeurs , 10 millions de pauvres , des déficits partout et pas d’usine pour fabriquer de …. l ASPIRINE !!
«»«»«» cette FAUSSE gauche , fausse culturelle , c’est juste de la fabrique à pauvres , grâce a vos gaspillages.
Vous êtes rien , de la mer…… de .
Bonjour,
Et merci pour cet article. Les propos sur la culture qui aient un tant soit peu de consistance se faisant plutôt rare, j’ai beaucoup apprécié le vôtre, qui en a à mon sens beaucoup.
Je vais donc vous lire plus attentivement au fil de vos chroniques, et prendrais surement le temps de vous répondre plus en profondeur car, dit autrement et d’une manière plus photographique, humoristique (voir pamphlétaire), je retrouve des éléments de la ligne que je défend dans mes propres écrits.
Je vois dans ce texte l’exemple de l’indispensable nourriture intellectuelle que l’Université peut apporter à la pratique, et que le politique peu apporter au bien public, ce qui est un rayon de soleil par les temps qui courent.
Bien cordialement,
Vincent d’Eaubonne