“Légendes de la forêt viennoise” – Ödön Von Horváth, Yann Dacosta et la décadence burlesque
Après Offenbach, Labiche et Fassbinder, Yann Dacosta s’attaque à un texte d’Ödön Von Horváth, Légendes de la forêt viennoise. Le metteur en scène vient de présenter sa création au Centre dramatique national de Normandie-Rouen : un spectacle très attentif aux souhaits du dramaturge, au parti-pris volontairement burlesque et daté – choix intéressant et, par essence, discutable.
« Aucune aune ne permet de mieux mesurer l’infini
que la bêtise humaine »
D’entrée de jeu, la ressemblance est frappante avec la dernière grande mise en scène de Légendes de la forêt viennoise en France, par Michael Thalheimer au théâtre de la Colline, en 2014 : scène nue à l’ouverture, tendance au burlesque, à la caricature d’une humanité mauvaise, bête et en fin de vie.
Fidélité au texte et aux intentions d’Ödön Von Horváth
Les décors se succèdent, dans une fidélité étonnante aux didascalies inscrites en marge par le dramaturge de nationalité incertaine et de langue allemande, Ödön Von Horváth. Il y a un respect admirable du metteur en scène qui s’efface devant une parole qu’il souhaite porter, tout en y annexant son propre univers, par une mise en scène et – surtout – un jeu d’acteurs presque exclusivement tourné vers la satire.
Presque… Car il y a encore Marianne (Laëtitia Botella), la pure, la naïve, l’unique rôle qui ne porte – dans la présente mise en scène – aucun masque, nul grimage qui pâlirait sa face jusqu’à la rendre diaphane, perméable à l’idiotie radicalement méchante qui hante chacun des personnages et cette micro société tout entière.
On a souvent considéré cette pièce comme un avertissement contre le nazisme comme si Ödön Von Horváth avait pu prévoir, dès 1931-1932, date à laquelle ce texte a été écrit et publié, l’horreur à venir. Certes, la montée du national-socialisme sous-tend l’intrigue, mais non comme un horizon divinatoire ; il résonne comme une possibilité à toute frustration qui engendre l’amertume, la perfidie et la stupidité – à l’image de la grand-mère, terrible, interprétée par Maryse Ravera.
Un grotesque en attente de rythme
Par sa mise en scène résolument caricaturale, situant l’humour dans le grotesque et le ridicule, Yann Dacosta souligne avec pertinence cette corrélation entre l’histoire et l’horreur assumé dans le quotidien de ces personnages. Il y a une richesse clownesque, que la plupart des comédiens déploie avec talent. Certaines scènes, particulièrement réussies, plongent la satire dans la noirceur de givre – la rencontre, dans le confessionnal, de Marianne avec un prêtre (Jean-François Levistre) à la théologie circonscrite à la seule morale extérieure – ou dans la véhémence d’une petite bourgeoisie décadente, rythmée – le temps d’une soirée – par la voix gutturale et saisissante du jeune et talentueux Pablo Elcoq.
Nous pourrions voir une forme de complaisance, de la part de Yann Dacosta, dans cette scène durant laquelle Magicus (Dominique Parent) retrouve sa fille honnie, seins nus, dans une boîte de nuit où des danseuses, qui semblent comme tirées du film Tournée de Mathieu Amalric, se produisent. C’est que l’ensemble manque encore parfois un peu de rythme, surtout dans le premier acte – défaut qui peut tout à fait être réglé au fil des représentations.
C’est aussi que la monstration de la décadence est un classique de la représentation, tant au théâtre qu’au cinéma. Du film Satyricon de Fellini à la pièce La Dictadura de lo cool de Marco Layera, présentée en 2016 au festival d’Avignon, la décadence bourgeoise – romaine et actuelle – n’a cessé de vouloir nous conduire à l’overdose. Yann Dacosta reste à mi-chemin, privilégiant une atmosphère surannée à l’outrance contemporaine.
Satire ou pas satire, telle est notre question…
Cet esprit daté pose une question bien plus profonde que de simples enjeux de rythme et de mise en scène : est-il pertinent de pousser Légendes de la forêt viennoise vers un tel degré de burlesque ? Ödön Von Horváth pourrait lui-même apporter un éclairage…
« Il est totalement faux de penser que je veux faire de la satire. Cela ne me viendrait pas à l’esprit. Je veux montrer les gens tels qu’ils sont, c’est-à-dire, comme je les vois. Je ne les vois pas de manière satirique. Je ne suis pas non plus un auteur comique. […] Je hais la parodie. La satire, la caricature, oui, parfois ; dans mes pièces, les passages satiriques ou caricaturaux se comptent sur les doigts d’une main. Mon unique objectif est de démasquer la conscience. »
(Ödön Von Horváth, repères 1901-1938, trad. Heinz Schwarzinger, Actes Sud-Papiers, 1992, p. 79)
Mais le dramaturge, mort en 1938, n’a pas le monopole du sens, y compris de ses propres textes (mystère de l’art). Toute œuvre est appelée à vivre, à être comprise et reçue dans le monde actuel.
Actualité de la bêtise humaine
Quelle est, précisément, l’actualité de la mise en scène proposée par Yann Dacosta ? La satire clownesque qu’il développe revêt les caractéristiques du début du siècle passé, jusqu’aux décors descendus à l’ancienne, par des cintres.
Cette option est juste dès lors qu’il s’agit de rappeler la décadence précédant l’établissement du nazisme ; elle me semble toutefois oublier, par là-même, la dimension terrifiante et radicalement contemporaine que contient ce texte : la bêtise. Actualité criante à l’heure, par exemple, des réseaux sociaux qui voient s’accroître la stupidité, les commentaires mauvais et à l’emporte-pièce, voire une violence qui confine au meurtre ou à l’appel au suicide. Car la décadence n’est en réalité jamais un fait expié ; elle revêt continuellement de nouvelles formes, jusqu’au plus intime de nous-mêmes, qu’il nous faut constamment traquer, pour ne perdre notre humanité.
Sans doute que Yann Dacosta pourrait être en accord avec pareille vision. « L’écriture d’Horváth nous invite à nous regarder », écrit-il en effet dans sa note d’intention. Tel est précisément l’endroit de sa mise en scène que nous pensons discutable et – par conséquent – qui est discuté. Aux spectateurs d’aller voir cette intéressante proposition artistique et d’y reconnaître, ou non, leurs propres passions et combats.
Ödön Von HORVÁTH, Légendes de la forêt viennoise, trad. Hélène Mauler et René Zahnd, L’Arche, 2007, 120 p., 12 €
DISTRIBUTION
Auteur : Ödön Von Horváth
Traducteurs : Hélène Mauler et René Zahnd
Metteur en scène : Yann Dacosta
Avec : Jean-Pascal Abribat (Oscar), Laëtitia Botella (Marianne), Jade Collinet (Mère, Hélène, tante 2, Emma), Théo Costa-Marini (Alfred), Pierre Delmotte (Ferdinand Hierlinger, le gentleman américain), Pauline Denize (Ida, Lycéenne, la jeune fille, danseuse de chez Maxim), Pablo Elcoq (animateur, cavalier de la jeune fille), Florent Houdu (Éric, Havlitchek, domestique), Jean-François Levistre (capitaine de cavalerie, confesseur), Sandy Ouvrier (Valérie), Dominique Parent (Magicus), Maryse Ravera (Grand-mère, baronne, tante 1, une dame)
Assistance à la mise en scène : Hélène Francisci
Compositeur : Pablo Elcoq (d’après Johann Strauss II)
Musiciens sur scène : Pauline Denize et Pablo Elcoq
Scénographie / accessoires : Fabien Persil
Costumes : Corinne Lejeune
Création lumière : Samaël Steiner
Créateur son : Johan Allanic
Mise en danse : Frédérike Unger
Maquillage : Agnès Blin
Coiffure : Céline Baju
Régisseur général : Marc Leroy
Régisseur plateau : Jérôme Hardouin
Crédits photographiques : Arnaud Bertereau / Agence Mona
Informations pratiques
– Public : à partir de 14 ans
– Durée : 3h
– Site de la compagnie : Le Chat Fouin
– Diffusion : Sévérine André-Liebaut (Diffusion Loveless) au 06 15 01 14 75 & scene2@acteun.com
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle créé le 18 octobre 2017 au Centre dramatique national de Normandie-Rouen.
Tournée
- 18-19-20 octobre 2017 : CDN Normandie-Rouen
- 8 et 9 novembre 2017 : Trident, Scène Nationale-Cherbourg
- 15 novembre 2017 : Scène Nationale 61 (Alençon)
- 23 novembre 2017 : DSN (Dieppe)
- 28 novembre 2017 : CDN-Vire
- 1 7 décembre 2017 : Le Tangram, Scène Nationale Évreux
- 12 et 13 décembre 2017 : CDN-Caen