Fabrice Maze au service de la mémoire surréaliste : une épopée documentaire au long cours

Fabrice Maze au service de la mémoire surréaliste : une épopée documentaire au long cours
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Quelques jours après la projection du documentaire sur Claude Cahun au Centre Pompidou, nous avons rencontré son réalisateur Fabrice Maze, présent dès les origines de la collection Phares à côté d’Aube Elléouët-Breton, fille du célèbre chef de file du courant surréaliste. Au service de la mémoire surréaliste qu’il sert avec enthousiasme et humilité, il nous raconte les origines et le développement de cette collection unique au monde.

Comment est née la collection Phares ?

La collection est née avec la vente des œuvres colligées par André Breton dans son fameux atelier du 42 rue Fontaine, où le chef du surréalisme habita à partir des années 1930. Ce fut le lieu de sa réflexion, de son écriture, de l’assemblage de sa collection, de ses rencontres avec des centaines d’artistes… En ce sens, cet atelier est mythique. Lorsque Élisa, la troisième et dernière femme d’André Breton, tomba malade, Aube Elléouët-Breton, fille de l’écrivain et de Jacqueline Lamba, a eu la responsabilité de cet atelier. Ce qui m’a frappé, lorsque je l’ai visité, ce fut son aspect vétuste. Il y aurait pu y avoir un incendie, une inondation, voire un cambriolage, car il n’y avait que deux minables verrous sur la porte.

Qu’a-t-il été décidé ?

Aube a sollicité différents ministres de la culture ; plusieurs personnalités se sont déplacées : François Léotard, François Mitterrand et Jacques Lang… Tous promirent de monter un projet, rien ne fut fait ! Aube s’est retrouvée au pied du mur dans les années quatre-vingt-dix : que faire de tous ces trésors, véritables témoins de l’histoire de l’art du XXe siècle ? Après réflexion, devant l’inertie des pouvoirs politiques, elle a décidé de tout disperser, en faisant néanmoins des donations très ciblées, pour les œuvres importantes, au Centre Pompidou et à d’autres fondations et musées. Pour le reste, elle a choisi de vendre la collection à des amateurs qui pourraient continuer à faire vivre ce précieux héritage.

Quelles furent les réactions à l’annonce de cette vente ?

L’annonce a provoqué un tollé chez certains surréalistes orthodoxes, mais fut dans l’ensemble bien comprise. Il y avait un devoir moral à cette transmission ; nous sommes juste de passage sur terre, il faut donc penser à cette transmission. Le Centre Pompidou, qui était concerné par une belle donation, fut intéressé pour faire l’inventaire : il décida de faire un film sur l’atelier, afin de pérenniser le lieu sous formes d’images – il n’existait que des photographies. Aube m’a appelé pour me proposer de le réaliser.

Quels sont vos liens avec Aube, et plus généralement avec le surréalisme ?

J’avais neuf ans lorsque je l’ai rencontrée, car sa tante – Huguette Lamba – était une amie de ma mère, toutes deux pianistes. J’ai ainsi rencontré Jacqueline et Aube très tôt. Lorsqu’elle m’a proposé l’insigne honneur de faire ce film, le Centre Pompidou n’était pas d’emblée enthousiaste. J’étais alors un réalisateur de télévision, certes diplômé du Centre de formation des journalistes (CFJ) de la rue du Louvre, mais faisant partie de la piétaille, si je puis dire. Pendant six mois, Aube et moi avons été harcelés pour que je lâche la place. Aube a tenu bon, me faisant confiance et me défendant jusqu’au bout.

Aube Elléouët-Breton (© Pierre Gelin-Monastier)

Aube Elléouët-Breton (© Pierre Gelin-Monastier)

Quelles furent vos impressions lorsque vous avez découvert l’atelier ?

C’était très impressionnant. L’endroit était exigu, à peine 100m2, avec cette masse de documents, de livres, de tableaux, des objets d’art primitif en provenance de tous les pays du monde… Comment filmer ça ? Comment rendre compte de l’énergie dégagée par ce lieu unique ? Un simple travelling ou le moindre projecteur risquait de poser problème. Ce ne fut pas simple. Le film a été réalisé en super 16mm couleurs ; c’est le dernier que j’ai fait sur support argentique.

Ce film surprend par sa sobriété : pourquoi avoir choisi de vous mettre en retrait ?

Il est certain que si Agnès Varda avait tourné ce film, elle aurait fait du Agnès Varda plus qu’un film sur l’atelier d’André Breton ! Pour ma part, j’ai effectivement opté pour la sobriété, afin de manifester mon immense respect pour le lieu et pour André Breton lui-même. Je ne désirais pas me mettre en avant comme réalisateur, mais servir avec humilité la réalité qui se présentait sous mes yeux : j’étais au service d’une mémoire, et non là pour étaler mon ego.

C’est d’ailleurs vrai dans tous les documentaires que vous avez signés, sur Robert Desnos, Marcel Duchamp, Wifredo Lam, Claude Cahun…

Oui, tout à fait. Ma seule obsession est de ne pas trahir l’auteur, le peintre, l’artiste… Je cherche à ce que le sujet soit traité le plus justement possible. Ma signature importe peu, même si mon regard restera toujours subjectivement présent.

Le film a été tourné en 1993 mais rendu public plus de dix après… Pourquoi ?

Il a été mis sur les étagères du Centre Pompidou pendant près de dix ans. À la mort d’Elisa, en 2000, l’inventaire fut enfin fait et la vente eut lieu au printemps 2003, soit dix ans très exactement après le tournage du documentaire sur l’atelier. J’ai d’ailleurs filmé l’Hôtel Drouot, car c’était un spectacle étonnant pour moi : l’atelier si clos de la rue Fontaine semblait se déplier comme un éventail. Toutes les salles de l’hôtel des ventes étaient occupées par la collection ! Il devenait impensable que tout ait tenu dans un lieu d’à peine 100m2. La vente connaît un grand succès et Aube se retrouve avec une belle somme d’argent à gérer, qu’elle décide de consacrer à la pérennité du surréalisme.

Comment passe-t-on d’un film sur un atelier à une collection sur les surréalistes ?

Sa première décision fut d’éditer le film sur l’atelier en DVD, afin que tous puissent en profiter. C’est ainsi que le documentaire est devenu un classique, puisque le seul existant au monde sur l’atelier. Avec l’édition de ce DVD est née l’idée d’un livret d’accompagnement. Une fois le film paru, Aube a émis le désir de faire un documentaire sur sa mère, Jacqueline Lamba. Or j’avais déjà commencé un travail sur elle, l’ayant bien connue, sans pouvoir néanmoins le finir, faute de moyens. Aube m’a donné son feu vert ; j’ai achevé le film.

Après ces deux réalisations, Aube a eu l’idée de la collection. Nous avons embrayé sur Robert Desnos, Yves Tanguy et d’autres figures majeures du surréalisme. La collection Phares est donc née progressivement, comme une évidence.

Ce qui frappe, c’est la qualité des coffrets que vous proposez…

C’est beaucoup de travail ! Aube a toujours eu le souci de laisser un prix démocratique, pour que le grand public puisse accueillir ce travail de mémoire. Il n’est donc pas question de rentabilité, c’est le résultat de la générosité d’une femme : elle est dans un pur mécénat, ce qui est très courageux de sa part, car chaque film coûte en moyenne 150 000 euros.

Quelle est la place des femmes dans cette collection ?

Aube a toujours voulu mettre en avant les femmes surréalistes, malheureusement moins connues du grand public. Toutes les artistes féminines liées au mouvement surréaliste ont vécu dans l’ombre des hommes : Jacqueline Lamba dans celle d’André Breton, Dorothea Tanning dans celle de Max Ernst, Remedios Varo dans celle de Benjamin Péret… Elles sont toutes raccrochées à un grand homme. Pas facile d’être une femme dans ce mouvement !

Sauf Claude Cahun…

Claude Cahun fait effectivement exception, en raison de sa discrétion et de sa relation à Suzanne Malherbe. Elle nous a d’ailleurs demandé plusieurs années de travail : le film a démarré en 2011. Nous n’avions que peu de renseignements sur elle, ce qui a exigé une véritable enquête policière ! Nous avons retrouvé les lieux grâce à ses photographies.

Comment avez-vous grandi avec cette collection ?

« Grandir » est un verbe intéressant. Je sortais de vingt-cinq ans de télévision, après avoir travaillé pour toutes les chaînes, dans tous les styles. J’arrivais à un moment de ma vie où je m’interrogeais sur ma trajectoire et sur ce que je désirais laisser derrière moi. Cela peut paraître prétentieux, car ce ne sont nécessairement que des grains de poussière dans l’immensité. J’avais néanmoins l’envie de faire des sujets qui me concernaient plus directement, que je portais en moi. Du fait de la multiplication des chaînes, l’image est désacralisée : ça pisse de partout. Je sentais qu’il était temps de passer à autre chose. Aube m’en a donné l’opportunité, non seulement avec le film sur l’atelier, mais surtout avec le documentaire sur Jacqueline qui était pour moi comme une mère spirituelle.

Une petite anecdote sur votre relation à Jacqueline Lamba ?

De sa liaison avec le peintre américain David Hare, Jacqueline a eu un fils : Merlin. Nous étions sensiblement du même âge, lui et moi. Lorsque Merlin vivait à Paris, on passait beaucoup de temps ensemble. À l’âge de treize ou quatorze ans, attiré par le surréalisme, j’ai commencé à lui rendre visite régulièrement. Merlin reparti aux États-Unis, elle s’est retrouvée seule ; elle était une grande solitaire et ne faisait que peindre, mais ce fut quand même un coup dur. Elle m’a invité à de nombreuses reprises, pour la soirée voire pour des vacances. Du fait de notre proximité, je puis dire qu’elle m’a accouché : elle avait l’art de poser des questions très dures. Elle avait un côté implacable, sans facilité relationnelle, de convenance. Elle me reprenait souvent, m’interrogeant sur le sens des mots que j’employais de manière légère. J’avais l’habitude de lui envoyer des cartes postales. Je me souviens qu’une fois, elle m’en a renvoyé une telle quelle, sans un mot. Je la revois et l’interroge sur ce renvoi ; elle me répond : « Mais mon cher ami, quand on n’a rien dire, ce n’est pas la peine d’écrire. » Elle passait au-dessus de l’affection pour aller sur le contenu de la pensée.

Avait-elle de l’humour ?

Non. L’humour passait mal avec elle… avec André Breton aussi d’ailleurs ! Il y avait une espèce de densité qui passait par une rigueur morale, voire politique, Jacqueline étant une militante très engagée à l’extrême-gauche. À soixante-dix ans, elle défilait encore dans la rue, à côté d’Alain Krivine.

Comment vous a-t-elle accouché ?

D’abord, elle avait un respect de l’autre incroyable, m’accueillant chez elle comme un roi quand je n’étais qu’un petit étudiant. Un soir, alors que je lui parle de mes errances, elle m’interroge sur ce que je souhaite vraiment faire. C’est la première fois qu’on me posait la question aussi directement, en me prenant au collet. Je lâche le truc que je n’avais jamais osé exprimer : « Je voudrais être cinéaste ». Ma vie en a été changée ; j’avais vingt ans. Faire un film sur elle, des années plus tard, est de l’ordre de l’hommage intime pour celle qui m’a véritablement accouché à la profession.

Comment appréhendez-vous un sujet ?

Lorsque je suis arrivé dans l’atelier d’André Breton, je me suis assis sur une chaise et me sentais comme écrasé, presque tétanisé par tous ces objets africains et océaniens, chargés d’histoire. Comme le lieu était fermé depuis deux ou trois ans, il se dégageait une énergie incroyable. J’ai dû apprivoiser cet espace hors du commun. Depuis, je demande toujours l’autorisation aux disparus de pouvoir faire le sujet sur eux, comme une confirmation intérieure, un rapport à l’invisible. Par exemple, lorsque je suis allé à Jersey, j’ai fortement ressenti la présence de Claude Cahun : elle semblait être partout. Au fond, j’ai besoin d’aimer mes sujets avant de me mettre au travail. Tanguy et Desnos entreraient maintenant, nous boirions aussitôt un coup. Cela me paraîtrait tout à fait normal, car ce sont des amis. Je les ai tellement fréquentés que j’ai une réelle intimité avec eux.

Vous êtes plusieurs réalisateurs à participer à cette collection : comment travaillez-vous ensemble ?

Aube a progressivement voulu différents réalisateurs, afin d’avoir une variation de regards. Le réalisateur est un chef d’orchestre, chacun a sa manière de diriger : moi, je fonctionne à l’instinct, en fonction de mon sujet. Au départ, nous avions une plus grande marge de manœuvre, notamment concernant la durée qui pouvait varier d’un sujet à l’autre en fonction de la matière collectée. C’est pourquoi le documentaire sur Marcel Duchamp est divisé en trois DVD, quand celui sur Robert Desnos n’en compte qu’un seul. Aube a souhaité uniformiser le format qui est dorénavant de quatre-vingt-dix minutes, ce qui contraint à une retenue, parfois – malheureusement – à des coupes.

Par exemple ?

Pour Claude Cahun, à la demande de la productrice, il m’a fallu procéder à cinq coupes, dont une portait sur sa relation à Dieu, qu’elle cite quatre-vingt-cinq fois dans Aveux non avenus. Personne n’avait souligné jusqu’à présent cette dimension : c’est d’autant plus intéressant que cela ne colle pas avec l’orthodoxie générale du surréalisme. Claude Cahun était taraudée par l’idée de Dieu ; même si elle l’insultait par moments, il y avait quelque chose de l’ordre d’une déclaration d’amour.

Fabrice Maze (© Pierre Gelin-Monastier)

Fabrice Maze (© Pierre Gelin-Monastier)

Pourquoi ne pas mettre ces scènes en bonus ? La richesse de cette collection tient également à ses suppléments… Je pense par exemple à l’exceptionnel film surréaliste réalisé par Jean Barral, avec Jacques Prévert et Paul Grimaud, sur Robert Desnos.

Aube a décidé de ne plus faire de bonus, probablement pour simplifier l’ensemble. Certains surréalistes se prêtent d’ailleurs davantage à l’ajout de bonus, à commencer par Desnos. S’il n’était pas mort en 1944, je pense qu’il aurait été un grand personnage de télévision dans l’après-guerre. Il avait cet esprit là, bourré d’humour, avec le sens du journalisme, des slogans et des réclames. Sa mort fut vraiment une perte.

Dans le dernier documentaire sur Claude Cahun, il n’y a plus de témoignages dans les suppléments, ce qui contribuait aussi à la richesse du coffret… Est-ce trop tard ?

Il aurait fallu commencer plus tôt, mais avec quel argent ? Le miracle Aube, c’est que tout à coup elle a mis de l’argent sur la table. Mais avant ? Le ministère de la culture s’en foutait, les chaînes n’étaient intéressées que par les people du moment, alors qu’il existe de nombreuses personnes ayant des choses plus intéressantes à raconter. Il faut donc se dépêcher, car les derniers témoins ont entre quatre-vingts et cent ans, quand ils ont une bonne mémoire. C’est pourquoi, pour le documentaire sur Claude Cahun, nous n’avons pas eu de témoin à enregistrer.

Par exemple, en marge de la collection Phares, je prépare un film sur Daniel Cordier dont j’avais lu Alias Caracalla : mémoires, 1940-1943, qui m’avait beaucoup touché : je l’ai enregistré huit heures, ce qui permet de sauver des pans entiers de l’histoire. Il fut un grand collectionneur d’art, galeriste et marchand de tableaux, en même temps que l’un des plus grands donateurs du centre Pompidou – ce que les gens ne savent pas, préférant se contenter de l’étiquette de résistant et secrétaire de Jean Moulin, fonction qu’il n’occupa que deux ans ! La principale activité de sa vie fut l’art, pendant plus de cinquante ans.

Quels sont les prochains sujets qui paraîtront dans la collection ?

À ma connaissance, il y en a plusieurs : Dora Maar, Wolfgang Paalen, Frida Kahlo, Jean-Claude Silbermann et Roberto Matta. Ce sont des personnalités intéressantes dans l’ensemble : Dora Maar, par exemple, est un personnage ambigu et complexe, qui est devenu très mystique après sa rupture avec Pablo Picasso. Comme elle l’a elle-même dit : « Après Picasso, qu’est-ce qui reste ? Dieu. » Pour ma part, je travaille sur Matta depuis plusieurs années : une longue aventure, probablement mon film le plus difficile, du fait de la complexité familiale ; Roberto Matta a eu plusieurs femmes et un grand nombre d’enfants. Il faut donc prendre le temps de respecter l’histoire de cette famille, tout en restant au service de la mémoire de leur mari, amant et père. Ce qui compte pour moi, c’est son œuvre, ce qu’il a laissé au public.

Le connaissiez-vous personnellement ?

Je l’ai rencontré en 1978 : il était comme une sorte de volcan en éruption, avec de nombreuses pensées qui s’entrechoquent. Il était passionnant en tant qu’homme, en même temps qu’un grand séducteur. Son œuvre me plaît beaucoup, notamment la dimension cosmique de sa peinture.

Propos recueillis par Ariel SPIEGLER et Pierre GELIN-MONASTIER

 

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