Enquête – Immersion en plein hiver dans un squat d’artistes à Paris

Enquête – Immersion en plein hiver dans un squat d’artistes à Paris
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Un squat d’artistes est-il une résidence comme les autres ? Que s’y passe-t-il ? Quelles sont les réalités, les difficultés et les enjeux du quotidien ? Camille Dalmas a passé tout le mois de janvier dans une résidence d’artistes du XIXe arrondissement de Paris : le DOC. Il raconte, pour Profession Spectacle, son expérience au milieu d’artistes débrouillards et militants.

« Il y a squat et il y a résidence d’artistes. » Premier pas dans l’ancien lycée professionnel du XIXe arrondissement, et premier faux pas. Mon ami et hôte, jeune cinéaste de talent qui réside sur place depuis moins de six mois, m’explique : « Ce n’est pas un squat, ici. Il faut bien comprendre qu’on ne fait pas que prendre une chambre : chaque résident travaille sur de vrais projets. On rénove tous les jours, on évite les dégradations. » Partout dans les couloirs, ainsi que dans les anciennes salles de classe aménagées en espaces de travail, il n’y a que pots de peinture, matériel de bricolage, pinceaux et échelles… « L’idée que tu dois saisir, c’est qu’on n’est pas des squatteurs qui profitent du système. On ne fait qu’occuper une friche qui, sans nous, resterait à l’abandon et deviendrait potentiellement dangereuse ; en plus, on l’ouvre à la culture ».

Mardi 5 janvier 2016

Squat DOC 4Je m’installe chez un ami qui fait partie, depuis quelques mois, des rares habitants de la résidence. Il occupe avec eux ces quelque six mille mètres carrés, répartis sur trois étages et laissés vide depuis près de vingt ans. Avant qu’ils « ouvrent » le lieu à la fin du printemps 2015, m’explique un artiste d’une quarantaine d’années qui ne semble pas en être à sa première expérience, il n’y avait là que trafics de drogue et rendez-vous douteux pour des types « schlags ». Je ne sais alors pas ce que « schlag » veut dire, mais ça doit désigner quelqu’un de « désaxé », à voir la mine sombre qu’arbore le peintre en me racontant tout cela. « Depuis qu’on a ouvert le lieu, plus de problèmes de ce genre. C’est pour cela qu’on a d’excellents rapports avec la mairie et avec tous les habitants du quartier, surtout depuis la journée portes ouvertes. Cela a permis à tous les gens du coin de voir que l’on travaillait dur ici ».

« Ouvrir » semble être le mot d’ordre. Cependant, de l’extérieur, l’ancien lycée républicain ne donne pas cette impression là. Tout de briques sales, barreaux aux fenêtres, le bâtiment ressemble plutôt à une forteresse ; et cela, malgré un joli coup de peinture rouge passé il y a peu sur l’unique et lourde porte de l’entrée. À l’intérieur, pas un chat ; on entend quelques bruits de scie ou de musique ça et là. De nombreux accès sont murés, interdisant l’accès à des zones jugées trop dangereuses.

Les autres résidents, à qui je me présente cordialement, me regardent avec une méfiance non dissimulée. J’en demande la raison à mon ami qui me rassure : « Ça passera, ils craignent juste l’arrivée de mecs schlags ». Décidément ! Il s’agit en l’occurrence des squatteurs drogués qui mettent le bazar là où ils s’installent : vols, violence, deal… Les résidents n’en veulent pas sur place : pour eux, ce lieu doit être exemplaire, ne serait-ce que pour éviter une évacuation par la police. C’est pourquoi ils ont viré quelques types dangereux l’automne dernier. Quelques jours après mon arrivée, ils changent également le verrou pour éviter un retour de ces perturbateurs. Moralité : si le squatteur redoute une chose plus que l’expulsion, c’est d’être la victime d’un autre squatteur. Et d’une certaine façon, pour eux, j’en suis un. Heureusement, la tension à mon encontre ne tarde pas à se relâcher.

Samedi 9 janvier 2016

Mon ami finit par me présenter « officiellement » à la direction des lieux. C’est une petite équipe, assez jeune malgré quelques « patriarches ». Ils se retrouvent régulièrement dans une des salles du bâtiment ou dans le café du coin afin de discuter, en sirotant une bière, de l’avancement des travaux en cours. La mission qu’ils se sont donnée en s’installant ici consiste à garder les lieux et à coordonner les activités qu’ils y organisent.

Squat DOC 5 (Maude et Robin)En effet, le lycée n’est pas tant une résidence d’habitation que de travail. Près d’une centaine d’artistes se relaie chaque semaine dans une vingtaine d’ateliers. Travail du bois et du fer, studio son, salle de répétition de théâtre, atelier ciné, récupération… On s’entraide un peu et tous cotisent pour tenir le lieu.

Le travail ne manque effectivement pas : les lieux sont loin d’être aux normes, et le prochain passage d’un inspecteur de la région, dont dépend le lycée, suscite quelques craintes. « Il suffit qu’il y ait un truc qui dérape, un type qui fasse le con, et on est dehors, me glisse Antoine*, un jeune homme encore étudiant qui vient d’être recruté pour tenir le rôle compliqué de régisseur au DOC. On recrute pas mal pour faire de ce lieu quelque chose de sérieux. Ce sera bientôt le cas. »

La soirée se poursuit de manière plus détendue : un collectif du quartier, qui veut permettre aux jeunes des grands ensembles encadrant l’ancien lycée d’avoir une vie culturelle, a organisé une scène ouverte. Du rap, du reggae, des impros… la soirée se passe bien ; tout le monde s’en va avant minuit pour éviter les problèmes avec le voisinage.

Jeudi 14 janvier 2016

J’interroge un des résidents : comment comptent-ils rester dans un lieu qui ne leur appartient pas sans se faire mettre à la porte par la police ? La question ne plaît pas. « On a le droit d’être là. Ce n’est pas parce que les autres sont prêts à galérer pour payer un loyer hors de prix que l’on doit tous subir le système. Ici, on recrée une autre société avec d’autres valeurs. Et il ne faut pas croire que ça soit facile. » Pour la dernière partie, je le leur accorde aisément.

En ce mois de janvier, la température est bien souvent en dessous de zéro ; les quelques chauffages à gaz ou électriques sont bien insuffisants. De plus, une douche et deux toilettes constituent les seules installations sanitaires du bâtiment. L’électricité, « empruntée » sur les réseaux de la ville, saute constamment, si bien que les résidents ont toujours une lampe de poche à portée de main. Alors oui, les conditions de vie sont vraiment rudes. Cet hiver, il y a un peu moins de monde dans les ateliers me dit-on. Grelottant malgré deux pulls et un manteau, je les comprends aisément : pas moyen de travailler sérieusement quand le thermomètre est en berne.

Samedi 23 janvier 2016

Squat DOC 1Les occupants savent cependant profiter des avantages du lieu : une ancienne cour de récréation, une grande cuisine, une salle de vie avec un bar et un projecteur pour regarder d’excellents films projetés tous les dimanches soirs… « Les lieux sont de plus en plus propres, et on devrait atteindre nos objectifs d’ici cet été, si on est encore là bien sûr ! », annonce Axel, un des responsables des lieux, avec fierté et soulagement.

Cet après-midi, j’aide à repeindre le futur local de l’association de cinéma, situé en sous-sol, dans l’ancienne salle de classe. Les occupants du DOC se refilent les pots de peinture, les escabeaux ; ils ont tout le matériel à disposition. D’ailleurs, pas un jour ne passe sans qu’un des membres de l’association qui gère les lieux ne se réapprovisionne. Et puis la récupération, objectif affiché par les résidents : tout peut servir ou presque ! Dans le nouveau local fraîchement paré d’un blanc immaculé et d’une bande lilas, on a retrouvé un gigantesque meuble à courrier un peu défoncé sur lequel traînaient encore des bulletins de note. Retapé, consolidé et repeint, il sert désormais à entreposer le matériel et donne un certain cachet à la pièce que n’a clairement pas notre inévitable étagère Ikea. Artisan et pro.

Dimanche 24 janvier 2016

Squat DOC 3S’ils craignent l’expulsion, j’apprends qu’ils ont des soutiens institutionnels de poids en Île-de-France : le directeur du FRAC, un commissaire du palais de Tokyo avec qui ils ont un partenariat, le directeur des Beaux-Arts de Lyon… Même le passage de la région à droite, le 13 décembre dernier, ne les effraie pas : « Valérie Pécresse a promis de sauvegarder des lieux comme le nôtre, alors bizarrement, c’est mieux pour nous d’avoir un candidat de droite ! »

Les négociations font partie du quotidien : « On attend des subventions, on en a vraiment besoin, vu tout ce qu’on a fait. On a beaucoup mis de notre poche jusqu’ici… plusieurs dizaines de milliers d’euros ! C’est ce qui fait que ce lieu est enfin utilisable. » Travailler au jour le jour sans savoir ce dont sera fait demain, c’est le mot d’ordre.

Samedi 30 janvier 2016

Alors que je quitte les lieux après un mois de vie et de galère partagées avec les résidents, une troupe rentre pour répéter dans la salle de théâtre qui n’est pas encore tout à fait aménagée. Coût de la location : deux euros l’heure. Imbattable.

Expérience dépaysante que celle d’un squat ! En rentrant chez moi, je retrouve le confort d’une demeure chauffée et tout équipée… Si je repasserai, bien sûr, ne serait-ce que pour leurs programmations diverses, ce n’est pas demain que je me réinstallerai dans un squat ! Ou alors en été.

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Mars

Mon ami m’apprend que la visite de l’inspecteur de la région s’est bien passée. Si les négociations ne font que commencer, le DOC est d’ores et déjà certain de connaître un second été.

Camille DALMAS

* Tous les prénoms ont été modifiés.

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