Buster Keaton, génie du burlesque héroïque devant l’impitoyable fatalité
Il y a 50 ans, le 1er février 1966, le génial Buster Keaton, de son vrai nom Joseph Frank Keaton Junior, mourait d’un cancer du poumon à Woodland Hills en Californie. « L’homme qui ne rit jamais », comme il fut souvent surnommé, avait adopté le pseudonyme de « Buster », surnom donné dans son enfance, en raison de sa double signification : « pote » et « casse-cou ». L’acteur et réalisateur américain, originaire du Kansas, était en effet connu pour accomplir lui-même toutes ses cascades humoristiques.
Né le 4 octobre 1895 d’une mère saxophoniste (une première aux États-Unis pour une femme) et d’un père cascadeur, Buster Keaton est formé au music-hall dès sa jeunesse, jusqu’à ses 17 ans. Dans son autobiographie intitulée Slapstick, il raconte que le surnom de « Buster » lui a été donné par le grand prestidigitateur américain Henry Houdini ; ce dernier se serait exclamé, après que le jeune Keaton – âgé de six mois – a dévalé un escalier : « That’s some buster ! » Le nom entre dans la postérité.
Naissance du burlesque héroïque
Alors qu’il vient de signer un précieux contrat pour un one-man-show au New York Winter Gardens, il croise une connaissance qui lui propose de travailler dans les Comique Studios pour un salaire de misère. Buster Keaton tente le tout pour le tout : il se lance dans le cinéma et donne la réplique à Roscoe « Fatty » Arbuckle, « l’obèse au visage de poupon », alors l’un des comiques les plus connus du monde. Le jeune homme réalise une quinzaine de films avec la star : Fatty garçon boucher (1917), La noce à Fatty (1917), Fatty à la fête (1917), Fatty cuisinier (1918), Fatty et Malec mécanos (1919)…
Malec est l’un des surnoms donnés en France au personnage incarné par Buster Keaton. Lorsque ce dernier se voit proposer son propre studio par le producteur Joseph M. Schenk, il réalise – sous ce pseudonyme français de Malec (ou de Frigo) – près d’une vingtaine de courts-métrages en à peine deux ans : Malex champion de golf, La voisine de Malec, Fri Fregoli…
Le cinéma lui offre des opportunités en adéquation avec ses talents. De même que Charlie Chaplin se fait connaître par le personnage du Tramp (le vagabond), Buster Keaton crée progressivement le personnage d’un jeune homme à la figure de cire, timide et entêté, léger et tragique, impassible mais capable de toutes les audaces au nom de l’amour – quête ultime de chacun de ses films. Vêtu d’un costume et coiffé d’un inoubliable canotier, le jeune héros affronte continuellement les obstacles posés par les hommes, la nature, voire la technologie. Il perpétue le burlesque, qu’il qualifie ainsi : « La surprise en est l’élément principal, l’insolite notre but, et l’originalité notre idéal. » Il apporte à ce burlesque classique une touche unique, une pointe tragique, qui tient de la nécessaire et involontaire héroïcité de son personnage.
Face au succès croissant que rencontre Buster Keaton, Joseph M. Schenk lui propose de réaliser des longs-métrages. C’est ainsi que, entre 1923 et 1929, il tourne une dizaine de films muets qui le rendront célèbre ; il les qualifie modestement de « petites comédies burlesques souvent à trois personnages, l’héroïne, le méchant et moi » : Sherlock Junior (1924), La Croisière du Navigator (1924), Les fiancées en folie (1925), Le Mécano de la « General » (1927), Cadet d’eau douce (1928), Le caméraman (1928), Le figurant (1929)…
Ces deux derniers longs-métrages sont produits par la compagnie Metro-Goldwyn Mayer (M.G.M.), contrôlé par le très strict producteur Irving Thalberg, avec qui Buster Keaton signe un contrat en 1928. Cette orientation de carrière marque la fin de son autonomie pour la création, le réalisateur devant se soumettre à des choix et des règles qui ne sont pas les siens : scénarios entièrement pré-écrits au détriment de l’improvisation humoristique, tel acteur ou tel technicien imposé, etc.
Poétique corporelle et fatalité impitoyable
Le propre du cinéma muet est, cela va sans dire, la communication non verbale. L’absence de la parole excite la créativité visuelle et l’élaboration d’autres langages cinématographiques dans lesquels Buster Keaton excelle : les mimiques, les cadrages, ainsi que des gags minutieux et inoubliables qui, aujourd’hui encore, inspirent nombre de cinéastes. Dans son autobiographie, le réalisateur confie : « Bien sûr, j’adore qu’on me traite de génie comique, mais je n’arrive pas à prendre ça au sérieux. »
Il s’invente un corps en perpétuel déséquilibre, réceptacle de coups qu’il prend de la fatalité impitoyable – tel un de ces damnés éternels de la mythologie antique. Buster Keaton construit en un sens une phénoménologie cinématographique : son corps devient signe physique des épreuves intérieures qu’il affronte ; il est l’apparaître des réalités les plus intimes.
Le spectateur accompagne le jeune héros – victime banale, sans péché évoqué ni compétence particulière – d’un rire tragique, parce que Buster Keaton est puissamment drôle, parce que le public y reconnaît sa propre humanité désarticulée. Le désir d’unité de l’homme avec son corps, de l’homme et de la femme, du minuscule être humain avec l’indomptable nature, est au cœur de toute mystique, inscrite dans la sagesse proverbiale transmise d’Est en Ouest, du Dharma bouddhiste aux apophtegmes des saints Pères du désert.
https://www.youtube.com/watch?v=UnUQgVDacsc
De la déchéance au triomphe
L’émergence du cinéma parlant lui sera dès lors fatale : si les 7 premiers films dans lesquels il tient le rôle principal ont un certain succès, Buster Keaton est peu à peu réduit au seul rôle de faire-valoir à partir de 1932. Il divorce, s’oppose violemment – jusqu’à être viré – au grand patron de la M.G.M., Louis B. Mayer, sombre dans la dépression et l’alcool. Buster Keaton enchaîne les courts-métrages avec les firmes Educational et Columbia entre 1934 et 1941, mais finit par accepter un contrat d’« homme à tout faire » pour la M.G.M., de 1937 à 1950.
Il est ce clown triste peint par Georges Rouault, scrutant le miroir – le spectateur – au soir de sa vie : Qui ne se grime pas ? Alors que les ignorants opposent Keaton à Chaplin, ce dernier met en scène cette réalité en invitant le premier qu’il admire à jouer en duo pour une scène d’anthologie dans Les Feux de la rampe, en 1952.
Au milieu des années 50, ses films sont redécouverts par de nouveaux publics : Buster Keaton est acclamé comme un génie du 7e art. En 1959, il reçoit un Oscar pour l’ensemble de sa carrière. En 1962, lors de sa réédition internationale, Le Mécano de la General reçoit une ovation mondiale. Reconnu et honoré, Buster Keaton meurt le 1er février 1966 d’un cancer du poumon à Woodland Hills, dans la banlieue de Los Angeles, en Californie.
Merci Monsieur.
Maussano CABRODOR
Lire : Buster KEATON, Slapstick, Nantes, Librairie L’Atalante, 1984.
Voir quelques-uns de ses films majeurs
Sherlock Junior (1924)
La Croisière du Navigator (1924)
Les Fiancées en folie (1925)
https://www.youtube.com/watch?v=zTwfCyWKYYc
Le Mécano de la « General » (1927)
https://www.youtube.com/watch?v=ilPk-SCHv30
Cadet d’eau douce (1928)
https://www.youtube.com/watch?v=vjl2Fj-_Hg0
Le caméraman (1928)
https://www.youtube.com/watch?v=zo85hdekH4w