Agathe Sanjuan : « la scénographie est une véritable vision du texte »
À l’occasion du retour de la Comédie-Française au festival d’Avignon, après 23 ans d’absence, le musée Jean Vilar accueille l’exposition Métamorphoses de la scène. 70 ans d’histoire de scénographie à la Comédie-Française. Dans la fraîcheur matinale de la cour du musée, Agathe Sanjuan, responsable de l’exposition des maquettes scénographiques, au titre de conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, nous présente les fonds de la bibliothèque et l’originalité de cette exposition que tous les professionnels du spectacle devraient visiter.
Comment êtes-vous devenue conservatrice de la bibliothèque de la Comédie-Française ?
J’ai fait mes études à l’École des chartes, qui forme à toutes les professions de la conservation et à celles tournées vers l’histoire. C’est ainsi que je suis devenue conservatrice de bibliothèque. J’ai commencé ma carrière à la BNF, au département des arts du spectacle, avant d’arriver il y a huit ans à la bibliothèque de la Comédie-Française. Les arts du spectacle m’intéressent depuis longtemps ; c’était une des mes spécialités, durant mes études. Mais surtout, je suis moi aussi spectatrice !
Quelle est la spécificité de cette bibliothèque ?
Tout d’abord le cadre fascinant ! La bibliothèque se trouve dans la galerie de Beaujolais, le long des jardins du Palais-Royal. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une bibliothèque, mais aussi un musée, un centre de documentation et un centre d’archives, c’est-à-dire tout ce que la Comédie Française produit depuis le XVIIe siècle. Ce fonds est exceptionnel : nous sommes le seul théâtre au monde à avoir gardé nos archives sur une si longue durée, des fonds anciens, essentiellement comptables, aux captations audiovisuelles. Nous y recevons chercheurs et étudiants en spectacle, qui viennent consulter afin de connaître les grandes mises en scène. Les costumes sont rassemblés à Moulins, au Centre national du costume de scène, tandis que maquettes et décors sont entreposés à Sarcelles, dans nos ateliers de construction. C’est précisément parce qu’elles ne sont pas visibles du public que nous avons eu le désir de monter une exposition de maquettes.
Comment est née l’idée d’une telle exposition ?
Nous avions le projet de bâtir une exposition de la Comédie-Française pour son retour en Avignon, après 23 ans d’absence. On s’est très vite dirigé vers la scénographie, notre administrateur Éric Ruf étant lui-même scénographe. Il a toujours eu une fascination pour cette collection. Il faut dire que ce sont des objets absolument magnifiques, les gens adorent ! Si la première maquette présentée date de 1942, nous avons commencé notre questionnement théorique à partir de Charles Granval, dans les années 20. Ce sociétaire, metteur en scène et comédien est l’un des premiers à faire appel à des gens extérieurs au théâtre, à des peintres. Auparavant, la mise en scène était plutôt confiée à des techniciens, des spécialistes du décor réaliste, à la mode au XIXe siècle. Charles Granval va insuffler une autre esthétique. Ce que nous avons voulu rendre ici, j’espère que les visiteurs le sentiront, c’est une évolution vers l’abstraction, vers des formes plus simples, plus évocatrices que réalistes. Ce n’est en aucun cas une histoire linéaire.
Cette exposition serait donc une petite histoire de la scénographie ?
Non, pas exactement. Le terme scénographie n’est revendiqué comme tel, par la majorité des scénographes eux-mêmes, qu’à partir de 1970. Quant à la Comédie-Française, il faut attendre les années 2000 pour qu’il revienne systématiquement dans les programmes. Pour nous, dans cette exposition, c’est l’aspect théorique du décor scénographique, le décor moderne, qui est en jeu. La maquette réalisée par Jacques Noël pour La soif et la faim de Ionesco en 1966 en est un bel exemple : il s’agit d’une structure complètement courbe, avec une architecture très abstraite. Impossible d’identifier le lieu : on est perdu. Si, à cette époque, le terme n’est pas encore revendiqué, pour moi, c’est déjà une conception du décor abstrait, avec une fonction dramaturgique. Le décor est pensé à partir de ce que veut faire le metteur en scène. Ce n’est plus une conception de la belle image ; la scénographie se détache du texte pour devenir une véritable vision de ce texte.
Comment avez-vous sélectionné les maquettes présentées à la Maison Jean Vilar ?
Sur les quelque 450 maquettes dont nous disposons, il m’a fallu en choisir une soixantaine… Je ne vous cache pas que j’ai eu du mal à m’y tenir ! J’ai tenté de sélectionner un maximum d’artistes différents, avec une maquette par décorateur, ce qui était déjà très difficile. L’exposition n’est pas très représentative de leur œuvre, car l’évolution de l’objet scénographique était plus importante. J’ai personnellement insisté sur la courte période de trois ans durant laquelle Jean-Pierre Vincent fut administrateur, en choisissant six maquettes, parce que ce sont vraiment des spectacles qui ont fait changer les choses. C’est l’époque de Henri Cueco, Jean-Paul Chambas, Gilles Aillaud, Roberto Plate… Ma volonté était aussi de présenter des spectacles mythiques. C’est drôle, parce que lors de l’inauguration, il y avait justement des maquettes de spectacles devant lesquelles tout le monde s’agglutinait et racontait ses souvenirs ! Certains spectacles ont marqué les esprits, comme Bérénice, de Klaus Michael Grüber.
L’objet maquette est-il lié à cette évolution scénographique ?
Pas uniquement. Mais la règle générale devait probablement être, à l’origine, la maquette plane fournie par les décorateurs, avant une reconstitution en volume par les ateliers. Il y en a de Georges Wakhévitch, par exemple, en noir et blanc. La maquette volume arrive toutefois, il est vrai, avec la mise en scène : le metteur en scène a besoin de jouer dans la maquette, de déplacer des choses.
Quelle part Éric Ruf a-t-il prise dans la préparation de l’exposition ?
Il m’a totalement laissée libre. Il a juste eu son mot à dire pour le choix de sa propre maquette (rires). Mes choix se sont constamment portés sur les tableaux les plus évocateurs du point de vue du projet scénographique. Éric Ruf a quant à lui choisi un tableau où il y a à la fois ces espèces de grandes tours mobiles et des aspects plus domestiques : le lavabo est ainsi très important dans sa mise en scène, puisqu’il reconfigure l’espace d’intimité et l’espace extérieur.
Cette exposition a-t-elle un avenir après Avignon ?
Les maquettes sont des objets si fragiles qu’on ne peut les transporter facilement, ni les exposer trop longtemps à la lumière. L’exposition en Avignon dure jusqu’au 31 octobre, ce qui permettra aux publics scolaires d’en profiter à la rentrée. Hier, j’ai guidé la visite de professeurs d’arts plastiques et de lettres : ils sont enthousiastes à l’idée d’y emmener leurs élèves et de bâtir des projets autour de l’exposition. Belle manière de faire vivre un tel trésor, je m’en réjouis.
Propos recueillis par Pauline ANGOT et Pierre GELIN-MONASTIER
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