“Agatha” – Quand Marguerite Duras et Hans Peter Cloos veulent trop en dire…
Le metteur en scène Hans Peter Cloos, pétri de ses allées et venues entre théâtre, cinéma et opéra, s’empare ici de la question de l’inceste avec le texte quadragénaire de Marguerite Duras. Deux jeunes comédiens, Alexandra Larangot et Florian Carove, une projection audiovisuelle et une belle scénographie tentent de donner corps à l’univers embryonnaire des amants interdits, où « la lumière est brumeuse et sombre »1 et le choix de se séparer, impossible, sinon dans la mort.
Le texte, elliptique et poétique, trouve une traduction symbolique saturée qui, voulant tout dire, manque malheureusement l’intime sourd de l’enfermement incestueux.
Un univers diffracté
La pièce s’ouvre par une projection sur le mur de briques grises de la belle pièce du Café de la Danse. Hans Peter Cloos nous introduit ainsi tacitement dans le regard des deux personnages. Leur monde s’ouvre sur un espace qui rappelle étrangement l’univers du Stalker d’Andreï Tarkovski : des lieux dévastés, sans repères, brumeux, installant un climat teinté d’une nostalgie sourde. Cette introduction prépare très justement l’entrée d’Agatha et de son frère, tous deux condamnés au supplice d’une errance entre la vie et la mort, dans les limbes de leur univers incestueux.
La scénographie, signée Marion Thelma, s’inscrit dans une continuité avec cet espace : l’intérieur d’une vieille maison défraîchie, comme un lieu dédié à la mémoire, à l’enfouissement, appelant un univers perdu, qui ne peut être saisi, sinon dissout en une nostalgie indicible – un lustre à terre, les chaises retournées, de multiples feuilles mortes éparses. Persiste, au milieu de ces ruines, le présent de l’enfance dans un petit baigneur, objet de manipulations multiples tout au long de la pièce, et dans une table d’écolier.
Si cet univers trouble est très bien porté par ces deux médias, il est malheureusement rompu par le jeu des acteurs et la mise en scène. L’ensemble est trop explicite, en raison notamment du ton déclamatoire constant de la comédienne (Alexandra Larangot) et des spasmes, tremblements, fureurs, du comédien (Florian Carove) qui donnent un aspect caricatural, voire parfois grotesque, à la pièce. Ainsi la scène durant laquelle le comédien revêt un tutu rose fluo vire-t-elle au burlesque, malgré l’intention symbolique évidente du metteur en scène.
Une fusion utérine reconstituée
Le texte de Marguerite Duras est à la fois elliptique et poétique, ne faisant qu’effleurer la réalité de l’inceste. Les souvenirs troubles des personnages ont besoin d’être portés par la voix de l’autre aimé, comme une recherche de l’origine de cet amour et d’un possible sens. Le sentiment, tout-puissant, est aussi palpable qu’il échappe à toute vérité – accord entre le dedans et le dehors, entre le subjectif et l’extériorité objective. Tenter de s’emparer de cette réalité interdite, de lui donner une consistance, une assise, tel semble être le chemin de ce dialogue de 1h40.
Mais cette réalité les enferme tous les deux, dans une fusion utérine reconstituée, sans troisième terme, sans Loi, sinon celle de la nature qui ne semble pas suffisante, chez Marguerite Duras, pour garantir la différenciation des êtres. Témoin, l’absence de prénom du frère, englobé dans l’être d’Agatha.
Partir ou rester, vivre ou mourir, aucune décision ne peut se prendre en ce chaos, car il n’est de sujet sans un ordre cohérent, reconnu et assumé. L’alternance du « tu » et du « vous » dans la pièce viendrait comme attester la recherche de ce troisième terme ; ce dernier ne peut advenir, ni comme distance, ni même comme jeu.
De la saturation textuelle…
Le texte cherche beaucoup – trop ? – sinon à expliquer, du moins à exprimer l’inceste psychologiquement : le rôle de la mère, la fusion des corps – « Tu es ma propre peau » ; « Nous sommes les mêmes ». Si Marguerite Duras a compris certains mécanismes de l’inceste, sa manifestation concrète, relationnelle, jusqu’à l’expérience transcrite dans le théâtre, ne va pas au bout, malgré quelques fulgurances – le commencement de la pièce, lorsque les personnages sont pris dans le tiraillement d’un départ insupportable.
C’est qu’il manque l’histoire, le drame universel, le vertige métaphysique qui traverse d’autres récits, tel le roman bouleversant d’Aharon Appelfeld, intitulé Floraison sauvage, qui se déroule à l’ombre d’un cimetière déserté, hérité des ancêtres, au sommet d’une montagne des Carpates… La mort n’est plus l’horizon théorique, presque romantique, des amants fraternels de Marguerite Duras ; elle est le soubassement existentiel de cette réalité invivable.
… à l’emprisonnement scénique
Restent, heureusement, des ellipses poétiques qui se contentent d’effleurer la réalité de l’inceste par le souvenir. La mise en scène transcrit quant à elle, à l’appui de nombreux symboles et d’une gestuelle abondante, la teneur de la relation des deux personnages. S’il est remarquable, dans le contexte actuel, qu’une mise en scène reconquière l’espace symbolique, là où un intellectualisme ambiant le boude pour lui préférer le discours et l’abstraction, elle est cependant trop évidente, trop verbeuse : elle comble de manière presque systématique l’espace riche d’ambiguïté et de silence laissé par le texte.
En d’autres termes, si Marguerite Duras saturait déjà la réalité de l’inceste de son interprétation psychologique, la mise en scène se charge de réduire à néant ce qui restait de sobriété et de réserve dans le texte, jusqu’à emprisonner le spectateur dans une compréhension toute faite : les ficelles sont grossies, amplifiées, déformées. Les scènes se répondent avec une banalité étonnante : la sœur rase le corps de son aîné comme si elle sculptait, en cette exploration de l’intimité corporelle, l’homme adulte ; le frère corsète sa cadette, traversée alors de spasmes à la sensualité caricaturale, pour la façonner et la rendre femme.
Quelle tension dramatique ?
La tension dramatique n’a malheureusement pas le caractère oppressant que l‘on pourrait attendre du propos : une relation cachée dont les personnages étouffent, sans pouvoir s’en défaire puisqu’ils ne peuvent l’assumer dans sa réalité. Le cantonnement à cette prison « innommable » dont ils ne peuvent s’extraire – chaque rupture, insupportable, finissant toujours par le retour vers l’être aimé, en un cycle sans fin – ne trouve pas de réelle intensité, sinon ponctuelle, sans continuité, ni conséquence.
La tension se veut essentiellement corporelle, mais elle n’en a que l’extériorité, comme une sexualité facile qui s’essouffle aussi vite qu’elle apparaît, sans laisser de trace. De même, la musique de Pygmy Johnson, à laquelle recourt souvent le metteur en scène, loin de porter cette tension, paraît artificielle, comme le substitut d’une théâtralité qui n’est malheureusement pas aboutie. Nous n’aurons pas vécu l’intimité diffuse, inextricable, déchirante de l’inceste. Mais le texte de Marguerite Duras ne le permet sans doute pas, n’affrontant pas lui-même le corps de cette expérience, se contentant d’en tirer une analyse psychologique teintée de poésie.
1 Marguerite Duras, Agatha, Éditions de Minuit, 1981.
DISTRIBUTION
Mise en scène : Hans Peter Cloos
Texte : Marguerite Duras
Avec : Alexandra Larangot (Agatha) et Florian Carove (le frère d’Agatha)
Assistante mise en scène : Clémence Bensa
Décor : Marion Thelma
Costume : Marie Pawlotsky
Lumière : Nathalie Perrier
Vidéo : Matti Dolleans
Musique : Pygmy Johnson
Photographies du spectacle : Laurencine Lot
Informations pratiques
- Durée : 1h40
- Public : à partir de 16 ans
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Tournée :
- 7 septembre – 7 octobre 2017 : Café de la Danse (Paris XI)